Non, les savoirs des enfants ne s'évaluent pas comme un compte en banque.
Quand je veux savoir combien il me reste de sous, je n'ai qu'à compter : les sous sont là, si je ne les ai pas dépensés. Il n'en est pas de même de mes savoirs, ni de ceux de mes enfants.
Contrairement à ce que fait croire un amalgame coriace, les savoirs ne se stockent pas, et il ne suffit pas de "regarder" pour savoir s'ils sont là ou non.
Du reste, chacun en a fait l'expérience, ceux qu'on a acquis et brillamment maîtrisés, — par exemple, pour passer nos examens et concours indispensables — disparaissent rapidement si on ne les utilise pas : dix ans après, ils sont envolés si l'on n'en a pas eu besoin dans le travail.
Le savoir, c'est le contraire des piles Wonder qui ne s'usent que si l'on s'en sert, comme disait le slogan de l'époque : il s'use, lui, quand on ne s'en sert pas, ou quand on s'en sert de manière artificielle, uniquement pour vérifier sa présence, c'est-à-dire quand on "l'évalue".
On sait, que dans ce dernier cas, pour réussir l'évaluation, il est prudent de "réviser" juste avant. Mais alors, ce qui est évalué, c'est le vernis de la révision, et pas du tout le savoir véritable.
Donc l'évaluation sur exercices ou "items", bien artificielle, hors contexte, n'apporte en réalité aucune information fiable : c'est du temps de perdu. Et quand il s'agit d'évaluations nationales, avec tout le "bazar" qu'elles impliquent, c'est une perte décuplée de temps.
La seule évaluation possible d'un savoir, c'est la possibilité, qu'on a ou non, de l'utiliser en contexte, c'est-à-dire en situation effective de projet. Tout autre parachutage artificiel est inutile.

Mais il y a bien pire : des évaluations nationales sur des enfants si jeunes présentent trois dangers beaucoup plus graves, dénoncés pourtant depuis très longtemps.

1- Comme la définition du "savoir lire" qu'on prétend évaluer, n'est pas fournie avec précision, sans information claire sur les liens qui unissent les items proposés avec ce savoir, ceux-ci tombent dans le n'importe quoi, surtout quand les auteurs des items ne savent pas bien de quoi ils parlent... Un exemple admirable — ou terrifiant : l'item que rapporte l'Expresso du Café Pédagogique, dont voici voici la consigne : il est demandé à l'enfant de repérer le mot qui se termine par le même phonème que le mot cible (= le mot "pirate") parmi les mots désignés par quatre images : une paire de lunettes, un bateau à voile, une carotte et un sapin de Noël.
Etonnement sur toute la ligne, et, pour répondre, il faut au moins deux ans de linguistique : comment peut-on repérer un phonème, chose abstraite comme on sait, une notion, et qui n'a que peu à voir avec le "son" qu'on entend ? Au CP, qui plus est ? Au fait, s'agit-il du "phonème" — pour être un peu précis, le son-consonne "[t] ou de de la syllabe ? Comment un enfant de six ans pourrait-il isoler ce son, de la syllabe [ate], qu'il entend dans "pirate" et pas dans "lunette" ?
Et surtout quel intérêt cela peut-il avoir pour pouvoir lire ?
Ce sont là des caricatures d'évaluation, loin de ce qu'elles prétendent être : elles ne sont ni scientifiques, ni rigoureuses.

2- Pour l'avoir observé dans tous les pays pratiquant ainsi à haute dose les évaluations scolaires (la Belgique par exemple, mais aussi la France, chaque fois qu'elles ont été imposées de cette manière), ces évaluations entraînent des "dommages collatéraux" divers :
* par prudence, les enseignants vont choisir (et c'est normal) d'entraîner les enfants plutôt à réussir les épreuves, qu'à construire les savoirs réels censés être évalués.
* Comme leurs résultats, parce qu'ils sont nationaux vont être connus de tous, ils vont mettre obligatoirement les établissements en concurrence. On entre ainsi dans un cercle infernal de discrimination et de compétition, particulièrement malsain, parfaitement contraire aux valeurs de la démocratie.
* La crainte de voir l'établissement être mal jugé va conduire les responsables à refuser ou exclure les élèves risquant d'échouer. Les conséquences sont faciles à déduire.

3- Comme Dominique l'avait décrit avec tant d'humour pour le billet précédent, mais avec dix fois plus d'importance, pour des enfants de cet âge — ce n'était qu'un jeu, là c'est leur avenir scolaire qui est en jeu — une situation d'évaluation aussi solennelle est une source monumentale de stress, capable de bloquer pour longtemps leurs apprentissages. Ce n'est pas un scoop que de dire que la première des conditions, pour que les enfants apprennent, est qu'ils puissent travailler dans la sérénité et la confiance : le sentiment de sécurité est capital pour tous les enfants... Pour les adultes aussi d'ailleurs.

Une fois de plus, on observe que ce ministre ignore la personne des élèves, comme il ignore ce qu'est une évaluation. Il ne sait pas qu'une personne ne s'évalue pas comme un sac de pommes de terre, en la pesant de l'extérieur, mais qu'on a besoin, par respect pour cette personne, comme par efficacité, d'avoir sa participation dans ce travail d'évaluation. Pour des être humains, l'évaluation ne peut être que PARTICIPATIVE.
Les enfants sont bien considérés ici, non comme des personnes, mais comme des sortes "objets" que l'on peut manipuler, mesurer, contraindre, en fonction d'objectifs extérieurs, sans rapport avec ce qu'ils sont en tant qu'enfants.
Du reste, l'enfant est complètement absent des programmes officiels. Et les enseignants, pas davantage !

Il faut à tout prix empêcher ce désastre.