L'ami Jean-Paul rappelle, dans son coup de gueule cité, trois grands risques qu'il ne s'agit pas de courir avec une confiance un peu trop naïve : celui de la déscolarisation, celui de la tentation "d'enseignement à distance" avec le numérique et le multi-media et celui de la résistance au changement des collègues, tenus parfois en laisse par des IEN soucieux de maintenir l'ordre si soigneusement installé depuis cinq ans... Pierre Frakowiak nous en a donné la preuve récemment, avec l'exemple de l'IA du Morbihan, qui au nom de la continuité républicaine, considère que l'obéissance aux directives du précédent ministre est plus que jamais nécessaire.
Il ne faut pas se bercer d'illusions, même sans I.A conservateur, la résistance au changement a de grandes chances de faire capoter — ou au moins de défigurer gravement — toute tentative de réformes en profondeur.
D'où la première, la plus urgente, des réformes, celle de la formation des enseignants, et d'abord de la formation continue. Ce sont en effet les collègues en poste actuellement, conditionnés depuis dix ans à l'obéissance passive, qu'il faut pouvoir aider. La formule de Jean-Paul est ici essentielle : "Je suis convaincu qu'un prof peut changer à la première condition qu'il soit associé à la définition d'un avenir passionnant et porteur de sens". J'aime particulièrement l'analyse qu'il propose des moyens nécessaires à cela :

Autrement dit, en l’aidant à resituer son action dans les enjeux politiques du moment. Ensuite en lui donnant (ou en lui laissant) les moyens matériels et humains qui lui permettent de se comporter en décideur (même si c’est dans l’urgence et l’incertitude) serein et distancié. Enfin, en mettant en place des dispositifs de formation continue ad hoc, qui aident les pas en avant (y compris, parfois, de simples petits pas) qui changent tout dans la pratique de tous les jours en même temps qu’ils soulèvent les grandes questions actuelles.

Il est facile de comprendre que quelques conférences ne sauraient suffire ici. Ces quelques phrases ouvrent la porte à une conception plus qu'ambitieuse du métier, que d'aucuns vont qualifier d'utopique, mais qui est en fait une condition absolue, première, incontournable, d'un réel changement de l'école, condition elle-même tout aussi absolue, incontournable, et première d'un changement en profondeur de la société : seule l'école pourra changer la mentalité de ceux qui définissent l'organisation sociale, en permettant l'avènement d'une génération d'adultes plus réussis que nous.
Nombreux nous sommes, et depuis longtemps, à dire que que le soutien et les aides se trompent de cibles : plus que les enfants, ce sont les enseignants qui ont besoin d'être soutenus et aidés. Depuis longtemps nous savons que la formation, même quand elle existait, a toujours été loin d'apporter aux collègues les savoirs dont ils ont effectivement besoin : la formatrice que j'ai été durant quarante ans n'a fait que le répéter durant toutes ces années, multipliant avec les collègues convaincus, les projets d'amélioration indispensables. Le tout en vain.
Cette page qu'on essaie de tourner dans le bon sens est un moment propice à ce bouleversement. Il ne faut pas le manquer : il sera vite trop tard.
Cela veut dire avant tout agir avec intelligence et psychologie : avant de décréter des réformes, ce qui va hérisser les collègues ("une de plus ? Y'en a marre !"), installer des rencontres entre enseignants et chercheurs, à la fois échanges et, à travers ces échanges, remises en question des certitudes. Seul, pourra bousculer ces certitudes ancrées profond dans le "mammouth", un menu copieux, composé de lectures accompagnées d'une réflexion partagée sur ce qu'on y trouve, de la compréhension du pourquoi les choses établies doivent changer, et du caractère solidement scientifique de propositions différentes, loin de ces gadgets, qui fleurissent ici ou là sous le joli nom "d'innovations", pleins de bonne volonté et de bons sentiments, et qui ne modifient en rien le fonctionnement traditionnel.
Un exemple de ces gadgets gentillets qui m'inquiètent toujours nous a été donné récemment, par les médias. C'est celui d'une école de quartier défavorisé d'un village, qui a eu l'idée de faciliter pour les parents la corvée des devoirs à la maison. L'équipe a proposé tous les lundis soir d'inviter les parents à venir, avec les enseignants, accompagner les devoirs des enfants. Initiative infiniment respectable et même admirable, où les enseignants donnent de leur temps pour tenter de rendre les choses plus faciles, et qui a séduit d'autres écoles... Tout en dispensant ainsi d'une véritable réflexion en profondeur sur le sens des devoirs à la maison...
Et c'est comme ça que, sous l'apparence d'innovations sympathiques, l'absurdité de la routine peut persister.

On me dira : "C'est tout de même mieux que rien, non ?" Comment le nier ? Pourtant cette politique du "c'est mieux que rien" reste une politique vraiment dangereuse, en ce qu'elle donne bonne conscience à tous... sans déranger le système : la charité qui permet de se passer de la justice.
Personnellement, j'aime pas...
Car enfin, à quoi peut servir de faire travailler les enfants chez eux, où rien n'est réuni pour cela, au moment où les plus grandes différences séparent ceux qui vont le faire dans une chambre confortable, dans le silence et l'attention de leurs parents, et ceux qui, sur la table de la cuisine, dans le tintamarre de la télé, des jeux ou disputes des autres, vont surtout se faire houspiller de ne pas savoir faire, sans que personne ne puisse les aider... ? N'est-ce pas à l'école, qu'ils doivent travailler, là où au moins les conditions sont réunies pour que ce soit possible ? Qu'il reste des lectures à faire à la maison, cela va de soi... mais donner du travail écrit, cela "frise" le déni de bon sens et de justice.
Un pansement plus joli sur l'abcès... Et c'est tout.

Il est question de rétablir une année de formation professionnelle... Ce n'est pas beaucoup. Et faite par qui ? Et pour y mettre quoi ? Et s'adressant à qui ? Les questions primordiales sont celles du recrutement des candidats et celle des contenus de formation.
Recrutement d'abord : il y a des conditions essentielles à remplir pour devenir enseignant. Il faut citer ici un bout de texte capital de Laurent Carle :

Aimer apprendre, aimer enseigner, aimer éduquer, aimer transmettre, aimer lire, aimer la culture, aimer la compagnie des enfants ou des adolescents, aimer les échanges et les relations humaines, être autonome, ouvert au changement, audacieux, sociable, créatif, coopératif, humaniste, anticonformiste, démocrate, sont les conditions nécessaires mais non suffisantes. Le reste, il faut l’apprendre en formation, à condition que les formateurs remplissent, eux aussi, ces nécessaires conditions et se soient formés avec d’authentiques formateurs de formateurs, non avec des conservateurs de musée, gardiens des dogmes et de la liturgie.

Et quand on fait la liste des besoins, on se rend compte qu'il faudra beaucoup plus d'une année, avec des stages qui n'auront d'intérêt que si l'on a les moyens de les théoriser. La disparition des maîtres formateurs pose de redoutables problèmes. Avec mes étudiants qui préparent le CRPE, je mesure les ravages que peuvent faire des stages chez des collègues, qui font ce qu'ils peuvent, certes, mais qui sont bien incapables de justifier leur pratique autrement que par le respect des programmes.

Or, si l'on ne peut installer cette maîtrise de la pratique par la théorisation de celle-ci, alors, toutes sortes de solutions peuvent venir à l'esprit des décideurs, surtout aujourd'hui avec le développement technologique, solutions qui pourraient parfaitement remplacer les enseignants insuffisamment formés. Ce sera alors le moment de craindre ce que Jean-Paul appelle la "déscolarisation insidieuse" : Je propose de bien réfléchir en préalable aux conséquences de la déscolarisation insidieuse (baisse du temps passé à l’école) qui sévit dans notre pays depuis de nombreuses années. Moins un élève passe de temps à l’école, plus il est victime de toutes les ségrégations sociales possibles. Le moins d’école pose très peu de problèmes aux fils et filles des classes aisées, qui savent très bien organiser le post-scolaire ; y compris en recréant du pseudo-scolaire, à grands coups d’options facultatives, de cours privés, etc. Il y a longtemps que les familles aisées ont compris qu'il fallait "rescolariser". Et si nous réfléchissions plutôt à augmenter le temps de présence des élèves au sein de l’école....

Oui, mais voilà, pour augmenter ce temps, il faut en changer les contenus, les démarches, la conception des évaluations... Formation toujours, mais pas n'importe laquelle !

Et puis, le mirage des technologies nouvelles : non seulement, je les ai toujours trouvées inquiétantes dans la mesure où — parce qu'on ne peut pas faire trente-six choses à la fois — elles sont régulièrement au service des contenus les plus traditionnels. Si l'ordinateur devient un manuel d'apprentissage de la lecture, je ne vois pas où est le progrès. Outre qu'il ne peut servir, au mieux, qu'à apprendre à lire sur l'écran d'ordinateur, il perd ses fonctions réelles, devient un "truc" scolaire, dont l'intérêt dû à la nouveauté s'estompera rapidement.
Que l'on s'en serve en classe, mais dans ses fonctions sociales et surtout pas comme outil pédagogique, ce qu'il n'est pas et ne sera jamais : il doit servir à communiquer, à créer, à trouver des informations, à faire des calculs, à gérer des complexités etc... Il peut aussi permettre des manipulations et des visualisations, en diverses disciplines, que le papier ne permet guère, mais il ne permet pas d'apprendre autre chose que lui-même.

Jean-Paul termine son article par une jolie formule, selon lui consacrée : « La tête dans les étoiles et les pieds dans la boue. ».
La boue, on est dedans ; mais les étoiles, elles sont dans nos têtes, et non l'inverse. Il faut s'en servir très vite et ne pas attendre qu'elles nettoient toutes seules la boue où nous pataugeons.
Aide-toi, les étoiles t'aideront.