Savoir lire : un savoir faire nécessairement pluriel.
Par Eveline, jeudi 28 juillet 2011 à 09:26 :: Education, Ecole et Pédagogie :: #181 :: rss
La confusion "savoir lire / aimer lire", la remarque de Josèf sur le travail prépondérant sur le sens qui exige aussi des techniques qu'il faut exercer longuement... mais aussi la question du plaisir de lire posée par Laurent dans son commentaire du billet précédent, m'incitent à revenir sur ces questions. Il me semble utile de repréciser les liens qui unissent "plaisir de lire" et "savoir lire", et d'approfondir la notion de "maîtrise" dans ce domaine en évoquant une composante essentielle à nos yeux, mais rarement évoquée, celle de "variation des conduites de lecture".
Comme pour la maîtrise du langage, maîtriser la lecture, c'est en maîtriser les variations...
Comme pour la maîtrise du langage, maîtriser la lecture, c'est en maîtriser les variations...
Il est peut-être utile de rappeler un principe élémentaire, selon lequel on ne peut aimer une activité que si on sait la faire.
C'est pourquoi, seule la recherche de la maîtrise peut permettre d'obtenir que les enfants éprouvent du plaisir à lire. La tâche de l'école n'est donc point de "donner le goût de lire", comme on le lit partout, mais de faire en sorte que les enfants soient équipés d'une maîtrise qui leur permette d'en acquérir le goût — si tel est leur désir, bien entendu.
Or, contrairement à ce qu'on a cru longtemps la maîtrise de la lecture est très loin de la sublime simplicité présentée par nos ministres. Savoir lire n'a que peu à voir avec le célèbre mécanisme de base dont l'acquisition ferait instantanément un excellent lecteur. Dès qu'on y regarde d'un peu près, les choses apparaissent infiniment plus complexes.
Comme le rappelle Laurent avec force, savoir lire est de l'ordre du "savoir faire".
Lire est en effet une action, qui requiert des stratégies, et s'inscrit dans des situations.
C'est évidemment la dimension la plus absente des pratiques d'enseignement habituelles, notamment celles qui s'appuient sur des "méthodes". C'est même l'absence qui explique avec le maximum de probabilité d'exactitude, le peu de maîtrise réelle obtenu avec elles.
Il y a longtemps que nos collègues d'EPS nous ont appris que la maîtrise d'une activité ne peut être acquise indépendamment des situations où elle s'exerce. Non seulement, il faut être dans l'eau pour apprendre à nager, mais la manière de nager dépend du type de milieu où on nage : eau douce ou eau de mer, présence ou non d'algues et d'herbes, chacun de ces milieux nécessite des pratiques différentes, et des apprentissages spécifiques.
Il en est de même de la lecture... En plus compliqué encore.
Rien n'est plus faux que de croire, comme le fait l'école depuis toujours, qu'il y aurait un "savoir lire de base", que l'on pourrait faire fonctionner chaque fois qu'on a à lire. C'est cette erreur qui est responsable du caractère si limité de nos compétences en ce domaine, comme de notre désarroi face à des types de situations de lecture différentes de celles par lesquelles nous avons appris : nombreux sont les grands lecteurs de romans que les brochures de modes d'emploi des technologies modernes laissent parfaitement démunis...
En fait, on a pu repérer que les conduites de lecture varient selon quatre séries de facteurs :
1- Le type d'objet à lire : on ne s'y prend pas de la même manière pour lire sur un grand livre ou sur un livre de poche, sur un écran d'ordinateur ou d'I-pad (même quand ils miment le geste de tourner les pages...), sur une feuille photocopiée, sur un tableau vertical... etc.
2- le type d'écrit social dont il s'agit : on aborde différemment la lecture du journal, d'un magazine, d'un dictionnaire, d'un roman, d'une BD, etc.
3- le temps dont on dispose et le rapport quantité/temps : on organise différemment la lecture de ce volumineux article de quarante pages selon qu'on a tout son temps pour en prendre connaissance ou seulement quelques minutes...
4- le projet de lecture du lecteur : c'est l'aspect le moins évoqué et pourtant le plus important pour les opérations mentales mises en jeu, et donc pour la maîtrise du savoir lire.
Il va donc de soi que le travail en lecture doit permettre aux enfants de prendre conscience des moyens mis en jeu dans chacune de ces situations, ce qui n'est possible que si on les vit en classe et si on analyse leurs différences.
Projets de lecture, conduites de lecture, opérations mentales, c'est quoi ces trucs ?
Encore des inventions de pédagogiste fou...La lecture, c'est la lecture, point barre.
Bien sûr que non. Jamais on ne lit pour lire. L'action de lire est un moyen, toujours destiné à autre chose qu'elle-même. Même lorsque je feuillette distraitement une revue chez le dentiste, je lis pour autre chose que lire : pour oublier un peu la peur qu'il m'inspire, et pour rendre l'attente moins longue.
Avez-vous remarqué que lorsqu'on parle de lecture, il ne s'agit, en général, que de lectures de fiction, de préférence littéraire ? C'est si vrai que lorsque, dans les années soixante, la revue "Pratiques", et l'Association Française des Enseignants de Français (l'AFEF) osèrent parler d'étudier en classe des textes non littéraires, cela passa pour une véritable audace révolutionnaire...
Et lorsqu'on évoque les-jeunes-qui-ne-lisent-pas, voire, qui ne savent pas lire, cela veut généralement dire "des jeunes qui ne lisent pas de romans"...
Lors de mes premiers travaux sur la lecture, j'ai été ainsi très surprise de voir que les fameux ados prétendus réfractaires à cette noble activité, lisaient en réalité énormément... autre chose : des revues diverses, techniques ou sportives, dont j'ignorais souvent jusqu'à l'existence... Et quand tel élève de quatrième, réputé "mauvais" en français, a répondu à mes questions que la lecture le faisait suer et qu'il préférait les maths où il excellait, je me suis dit qu'il était impossible d'être bon en maths si l'on n'est pas capable de lire...
Et que, peut-être, il y avait plusieurs "savoir-lire".
Il fallait donc aller plus loin, et, pour cela, se poser des questions.
Première question : quelle différence entre lire la dernière nouvelle de Marcel Aymé ou d'Italo Calvino et lire un énoncé de problème ?
Fastoche : quand on lit une nouvelle (un roman ou un poème), on n'a de comptes à rendre à personne ; on interprète comme on veut, on imagine comme on veut, on se laisse porter par le texte, on peut interrompre sa lecture pour rêver...On est libre.
Quand on lit un problème de maths, on doit interpréter comme il faut pour pouvoir le résoudre... Contrairement au texte littéraire, qui a des lectures plurielles possibles, le problème, lui, n'en a qu'une...
Et pourtant, ce n'est pas si vrai que ça : l'enseignant qui cherche un problème à donner à ses élèves ne fait pas de l'énoncé la même lecture que l'élève qui doit le faire. D'où l'autre question : si donc, tous les types d'écrits peuvent avoir plusieurs lectures, à quoi sont-elles dues ?
De ce que le projet de lecture n'est pas le même dans les deux situations. C'est le projet qui entraîne une recherche de détails pertinents différente : le "sens" à construire n'est plus le même...
Où l'on voit que lire un texte n'est point trouver son sens, mais construire celui qui correspond au projet que l'on a en lisant.
C'est ainsi que la même page de Balzac n'aura pas le même "sens", si je la lis pour connaître la suite de l'histoire, ou pour étudier la société en 1830, telle que Balzac la décrit, ou encore pour caractériser le style de Balzac, par opposition à celui de Stendhal... D'où l'absurdité de parler des "idées principales" d'un texte : dans un texte, tout est principal... cela dépend de ce qu'on veut en faire.
En fait, les écrits ont des potentialités de significations, parmi lesquelles le projet choisit... Il faudrait peut-être que cette découverte fasse partie des apprentissages, non ?
On découvre ainsi qu'il existe deux grandes familles d'attitudes de lecture : une famille qu'on pourrait qualifier de "divergente", qui apporte le plaisir de la liberté, celle de tantôt vagabonder au gré des rêveries suscitées, tantôt s'accrocher à l'histoire et à ses péripéties, tantôt savourer l'écriture... Et puis une autre qu'on pourrait appeler "convergente", canalisée par un projet précis, qui invite à porter sur le texte un regard défini par ce projet.
On pourrait penser que cela dépend du type d'écrits : certains écrits ne pouvant être lus que d'une manière "convergente".
On pourrait considérer aussi que ces différences correspondent à des tempéraments différents de lecteurs, ce qui expliquerait que tant de personnes, fort cultivées par ailleurs, ne lisent jamais de littérature. Le contraire existe également. Personnellement, je faisais partie, enfant, de cette seconde famille : grande lectrice de romans, j'étais incapable d'une lecture de travail... ce qui me valut bien des difficultés scolaires.
Aucune de ces hypothèses ne tient longtemps, et surtout, aucune ne justifierait que perdure la conception fataliste en vigueur : les tempéraments différents de lecteurs (même s'il est vrai que les dominantes resteront toujours !) ne perdront rien au contraire à s'enrichir de comportements autres et les stratégies de lecture dépendent bien du projet et non du type d'écrits : le vieux bouquin d'arithmétique du CM2, retrouvé au grenier, et que je feuillette avec émotion, je suis en train d'en faire une lecture parfaitement divergente. Et l'on connaît des personnes dont le plus grand plaisir de lire consiste à parcourir le dictionnaire...
D'où j'acquis la conviction que ces deux formes de lecture doivent être enseignées en classe : il est essentiel d'apprendre aux forts en thèmes à rêver un peu et à acquérir un peu de fantaisie, comme il est essentiel d'apprendre aux imaginatifs littéraires à acquérir un peu de rigueur dans leur façon de penser et de lire..
C'est alors que peut revenir la question qui me "chiffonnait" dans le commentaire de Laurent : pourquoi paraît-il impossible de commencer par le plaisir de lire (comme tant d'enseignants s'obstinent à vouloir le faire) ?
Tout simplement, parce qu'on oublie un petit détail qui change beaucoup de choses : on ne lit pas ce qu'on aime : on aime ou on n'aime pas ce qu'on a lu.
Le drame de la lecture, c'est qu'il faut lire d'abord, sans savoir si on va ou non aimer ça.
Et cela, on se garde bien de le dire aux élèves !!
Or, en cachant cette donnée essentielle, on détourne les apprentis lecteurs de ce qu'ils ont à apprendre. On les empêche en fait de découvrir que toute lecture peut apporter du plaisir : tantôt celui de lire, et de rêver en lisant ; tantôt celui d'avoir lu.
C'est TOUJOURS un plaisir d'avoir lu.
Mais oui ! Même si on n'a pas aimé ce qu'on vient de lire... Pourquoi ?
Parce que cette lecture décevante confère le droit de s'offrir un grand — très grand — plaisir : celui de dire du mal de ce texte !
Ce droit porte un nom : c'est l'honnêteté.
Nul n'a le droit de dire du mal d'un ouvrage qu'il n'a pas lu. Et ceux qui affirment bien haut : " Je ne lis jamais tel auteur : je le déteste " ne sont pas des modèles à suivre.
Tiens ! Une fois de plus, pédagogie et éducation morale se tiennent la main...
Commentaires
1. Le samedi 30 juillet 2011 à 10:43, par josèf
2. Le dimanche 31 juillet 2011 à 09:45, par Laurent CARLE
3. Le dimanche 31 juillet 2011 à 10:11, par Eveline
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