Même les spécialistes reconnus semblent ne plus savoir où ils en sont : le grand Chervel lui-même n'a pas vraiment brillé. La proposition dont il nous a gratifiés hier, de supprimer toutes les doubles consonnes qui ne correspondent pas à la prononciation, va résoudre définitivement — c'est évident ! — les problèmes langagiers des élèves de tous âges.
Un tel cumul de sottises est très représentatif du brouillard de pensée approximative et d'idées toutes faites, qui est celui de notre environnement intellectuel d'aujourd'hui.
Essayons encore une fois de démêler les fils.

1- Si les étudiants ignorent le sens des mots, ce n'est pas à cause de l'orthographe (!!), c'est parce qu'ils ne lisent pas assez.
Ce n'est pas non plus parce qu'on ne ferait pas de "leçons de mots" en classe. Comme on sait, isolément, les mots n'ont pas de sens, ou plutôt ils en ont une infinité, correspondant à tous les contextes où ils peuvent se trouver. Le vocabulaire ne s'enrichit donc pas avec des leçons, mais avec des lectures de textes et du travail sur ces textes.
D'autre part, ce n'est pas la capacité à les définir qui révèle la maîtrise des mots, mais celle de savoir les utiliser. La connaissance de leur sens (? lequel ?) n'est qu'une petite partie de ce qu'il faut savoir à leur sujet : connaître le type de contexte où ils entrent normalement, les jugements sociaux portés sur eux, leur fonctionnement grammatical, et l'effet qu'ils produisent quand ils sont utilisés dans des contextes inhabituels.


2- L'autre raison des ignorances de nos pauvres étudiants, c'est qu'ils n'ont jamais pu vérifier l'effet que produisent leurs choix de mots sur des lecteurs réels. Pour maîtriser les mots, il faut aussi s'en servir dans de vrais projets, et pouvoir juger de leurs effets. L'absurde pratique de la rédaction vide, destinée au seul enseignant, rend toute prise de conscience sur ce point impossible.
Notons que cela n'a aucune chance de s'arranger avec les programmes en vigueur, sauf si l'ensemble des enseignants du primaire adhère au mouvement des désobéisseurs...

3- Quant aux propos de M. Chervel sur l'orthographe, ils sont désolants à plus d'un titre.

* Tous les travaux sur les erreurs commises par les élèves démontrent que les doubles consonnes sont loin d'être ce qui les embarrasse le plus.
L'essentiel de leurs difficultés réside dans le système verbal, dont les formes, pratiquement absentes de l'oral— donc peu connues pour eux — sont pour la plupart homophones : chanter, chantais, chantez, chanté, chantées, chantait, chantaient se prononcent à peu près pareil et ne peuvent être différenciés et compris que par les marques orthographiques qui les distinguent.

* Ce n'est donc pas une prétendue complication qui serait responsable des difficultés en orthographe, mais la manière dont elle est enseignée.

* Du reste, les doubles consonnes ont bien souvent un rôle important de reconnaissance des mots : un "home" et un "homme", ce n'est pas la même chose. Et contrairement à ce que semble dire André Chervel, la prononciation ne dépend pas toujours des doubles consonnes : on dit bien "un parasol", et il n'y a qu'un seul "s"... Tous ces propos sont bien déroutants...

* L'hypothèse selon laquelle il faudrait simplifier l'orthographe pour que les élèves puissent l'apprendre (pourquoi pas les mathématiques, la géographie et la botanique pendant qu'on y est ?) est dénoncée à la fois par la psychologie, la pédagogie, et ... la déontologie.
Il faut avoir une bien piètre opinion de son métier pour oser demander, quand on est enseignant, que l'on simplifie ce qu'il faut enseigner... C'est révéler à la fois sa propre incompétence et une image bien méprisante des élèves.

Ignorent-ils, ceux qui parlent ainsi, que les élèves de tous âges ont impérativement besoin de choses difficiles qui, seules, les valorisent ?
Actuellement, fleurissent un peu partout des pages qui s'interrogent sur "l'envie d'apprendre"... Pas nécessaire : on a la réponse depuis longtemps !
Quand les élèves sont dans un climat de confiance, avec des ressources mises à leur disposition, quand l'intérêt est mis sur la recherche et non sur le résultat, quand ce dernier ne se réduit pas à "la bonne réponse", mais à des hypothèses justifiées par un raisonnement, quand l'erreur est considérée comme une étape de l'apprentissage, grâce à laquelle on peut aller plus loin, l'envie d'apprendre apparaît tout de suite, et les efforts à fournir sont là, sans qu'il soit nécessaire de les demander.
Quand on mesure l'Everest d'ennui qui plombe tant de séances de classe, on se dit que les choses à faire ne sont pas chez les élèves, mais sur la conception même du travail à l'école.

4- Pour la ennième fois il nous faut donc rappeler quelques-uns des principes qui devraient gouverner l'enseignement de l'orthographe.

* L'orthographe est la porte d'entrée du fonctionnement écrit de la langue, fonctionnement "pour les yeux", contrairement à l'oral qui en est le fonctionnement "pour les oreilles". C'est elle qui permet d'y entrer, elle, qui propose des indices pour comprendre ce qui est écrit, elle, qui permet aussi de repérer les aspects grammaticaux du texte. On va de l'orthographe vers la grammaire et non l'inverse comme on a pu le dire si longtemps.
C'est donc par l'observation et l'analyse que l'on peut comprendre comment "ça marche". Orthographe, grammaire, conjugaison vocabulaire sont des "sciences d'observation". En observant, on découvre des règles qui sont de "fonctionnement", qu'on utilise, mais qu'on "n'applique" pas. En effet, et contrairement aux idées reçues, les règles sont faites, en tout domaine, pour qu'on joue avec, et non pour qu'on les "applique". Quand je joue aux échecs, je joue avec les règles ; je ne les applique pas.

* L'orthographe est donc indissociable de l'acte de lecture comme de l'acte d'écriture : lire, c'est (entre autres) se servir de l'orthographe pour comprendre ; écrire, c'est se servir de l'orthographe pour se faire comprendre. (encore faut-il qu'il y ait un projet qui rende nécessaire le fait de se faire comprendre.)

* L'orthographe est aussi (surtout ?)une source permanente d'amusements. En avoir fait, comme c'est le cas en général, une source d'angoisse et de sanction, est une de ces erreurs impardonnables dont l'école a le secret.
Jouer avec l'orthographe, s'en servir pour faire des jeux de mots et produire des effets poétiques ou cocasses devrait être au cœur des séances sur ce sujet, en lieu et place de l'absurde dictée dont le seul profit est d'installer des comportements anti-orthographiques (devinettes, mémorisation, avec tout ce que ça a de peu fiable), dont on ne se débarrasse plus jamais et qui sont responsables des désordres que les doctes Universitaires déplorent comme s'ils étaient nouveaux.
Si on s'amusait un peu plus souvent dans les classes, l'envie d'apprendre ne serait plus un problème.
Si on AIDAIT LES ENSEIGNANTS à faire la classe, au lieu de leur imposer des "trucs" éculés, des exercices qui n'enseignent rien et qui ennuient à mourir, ou rendent grognons au point d'en devenir violent ? Bien des choses changeraient alors, doucement et nettement, sans faire de bruit...
Il est vrai que c'est de la formation, cela, initiale et continuée. Les deux sont indispensables, mais pas à la mode du tout...
Dommage !

Avez-vous remarqué que JAMAIS les hypothèses pédagogiques de cause des échecs scolaires ne sont évoquées ? Allez savoir pourquoi ! N'empêche, c'est rudement agaçant.

Et, pour terminer sur la pertinence des propos alarmistes entendus dans les médias, je vous invite aussi à aller faire un tour sur le site de Claude Lelièvre, historien, qui rappelle, dans ses billets d'octobre, quelques vérités... historiques...
http://blog.educpros.fr/claudelelievre/