Sylvain Grandserre : Droit de réponses : lettres d’un jeune maître d’école (Editions Hachette Juin 2007)

Réponse à celui qui ne voit plus que ce qu’il croit.

Je m’interroge maintenant sur les raisons qui rendent certains d’entre vous si virulents à l’égard de la pédagogie. (…)

Quand vous affirmez que les maîtres des classes françaises se soumettraient aux caprices d'enfants gâtés, je ne vous demande plus qu'une chose : des preuves !
Car, franchement, de quoi parlez-vous ? Ces dérives que vous croyez deviner derrière des pratiques innovantes, où sont-elles ? Quand les avez-vous vues ? Qui donc agirait de la sorte ?
Votre ressenti fantasmé n'a décidément rien à voir avec la réalité.
Par ailleurs, ce que vous détestez dans la pédagogie, c'est qu'elle réclame souplesse et adaptation. Elle donne à l'enseignant une part de responsabilité nouvelle qui lui interdit la tentation d’une totale innocence lors de l'échec dans un apprentissage. Ceci peut être bien vécu si on l'estime comme une valorisation de notre rôle, mais peut aussi être perçu comme une nouvelle culpabilisation, nous désignant à l'avance comme seuls responsables de la non-réussite d'un processus aussi complexe que celui d'apprendre.
La pédagogie dit aussi que rien n'est jamais fini, que jamais tout n'a été tenté. Elle invite encore et toujours à analyser, à chercher des solutions au moment même où nous frappent le découragement et le fatalisme. Tel l'entraîneur au bord du terrain, de la piste ou du ring, elle nous dirait: « Courage, tu peux gagner ce match, cette course ou ce combat! » Et nous, aveuglés par l'effort, sommes tentés de lui répondre: « Facile à dire, c'est pas toi qui souffres! »...
Ce n'est pas pour rien que la pédagogie est souvent un sujet tabou en salle de professeurs. Difficile d'échanger sur la façon de faire. Car dire comment on procède, c'est aussi se révéler, c'est très vite mettre au grand jour qui l'on est, ce en quoi on croit, quelles sont nos normes et nos exigences. Le climat d'un établissement scolaire assure rarement la sécurité permettant d'accéder à une telle intimité.

Pendant ce temps, l'anti-pédagogisme fonctionne sur des représentations erronées, des approximations, des mensonges et, surtout, une méconnaissance presque totale de toutes les possibilités qu'offre une classe.
Comme les horloges arrêtées qui sont à l'heure deux fois par jour, il vous arrive d'avoir parfois raison.
Bien sûr, je peux convenir avec vous que le jargon de l'administration est parfois totalement abscons et nous fait perdre le nord dans notre propre maison. Effectivement, il y a des situations inutilement complexes dans certains manuels quand, dans le même temps, le réel autour de nous reste inexploité.
Mais est-ce une raison pour hurler avec les loups ou, pire, s'amuser à les faire hurler en les caressant dans le sens du poil ?

Parmi les plus virulents d'entre vous, qui a déjà fait ou vu fonctionner une classe coopérative, un plan de travail ? Qui saurait donner plus d'autonomie aux élèves, trouver une organisation permettant le respect des rythmes et de l'expression de chacun des élèves ?
On voit dès lors que ceux qui veulent « reconstruire l'école » cherchent surtout à la détruire au bulldozer. Plus « défonceurs » que défenseurs ! Quant à ces nouveaux urgentistes de « Sauver les lettres », pourtant spécialistes de l'euthanasie scolaire, ils pensent surtout à sauver les meubles et les apparences en ne changeant rien à leur pratique qu'ils croient frappée de la perfection.
Je les laisse méditer cette pique de Guy Bedos: « L’enseignement du français est à la littérature ce que la gynécologie est à l’érotisme.»
Mais vos amis, figés au garde-à-vous devant le savoir, se sont-ils seulement intéressés à la sociologie de l'éducation et aux mécanismes de reproduction sociale en vigueur comme jamais dans leurs classes?
Ont-ils seulement conscience que derrière des discours faussement égalitaristes se cachent des pratiques terriblement discriminantes ?
Peuvent-ils vivre dans l'ignorance des analyses du passé ?
Bref, faute de preuves tangibles, vos accusations se résument à quelques entraves procédurières visant à déstabiliser celles et ceux qui repoussent les limites de leur champ d'action pour augmenter les chances de réussite scolaire. Cela vous dérange ?

Le comble est atteint dans l'accusation faite aux pédagogies modernes d'être responsables quand elles ont en réalité si peu de place à l'école !
Qui peut croire, comme vous le prétendez, que les enfants souffrent de trop s'amuser, d'être trop épanouis ? I1 faut n'avoir jamais mis les pieds dans une école pour éructer de telles inepties.
Parlez donc avec les élèves, eux, les plus stressés des enfants des pays modernes, et vous verrez que leur principal souci est l'ennui, lié à l'attente et à l'écoute passive tout autant qu'au fait que l'intérêt des cours leur échappe.
Hervé Hamon, dans sa passionnante enquête sur le Secondaire, raconte bien comment être élève en classe est avant tout un effort physique contre nature, fait de silence, d'attention et d'immobilisme. Combien de temps va-t-on encore accepter que le plus grand souhait pour trop d'adolescents soit d’apprendre... qu'un de leurs profs est absent ?

A une époque où l'école ne va pas de soi pour tant de jeunes, il était prévisible que l'on cherche un coupable. C'est tombé sur la pédagogie, sur ceux qui y réfléchissent et la mettent en place.
Pendant ce temps, l’on ne parle pas des deux millions d'enfants pauvres (chiffres de la Fondation Emmaus) qu'il faut accueillir chaque jour. On oublie le chômage massif, les hausses d'inscrits au RMI, les files d'attente aux Restos du cœur, l'alcoolisme, les violences conjugales, les difficultés de logement, I'exclusion, la discrimination, la montée des revendications identitaires, le racisme.
Qui pourra nous faire croire que tout va bien en France sauf l'École ? A-t-on entendu que pour la première fois en vingt ans, les Restos du cœur avaient été contraints d'effectuer une collecte nationale pour répondre à la demande croissante des laissés-pour-compte ? Alors, je fais le pari inverse que malgré tout ce qui arrive à notre société, l'école continue tout de même d'essayer de remplir sa mission éducative, même si peu d'éléments externes l'y aident. Combien de quartiers — et de campagnes! — n'ont plus que l'école comme service public ? Combien de personnes isolées et exclues n'ont plus que le système éducatif pour recevoir d'autres normes que celles déversées à pleins seaux cathodiques ?

Et puis, il y a ce point que je ne peux laisser passer. Les pédagogues, loin d'être laxistes, sont au contraire terriblement exigeants.
Trop,disent certains.
Que ce soit la politique des cycles, la pédagogie différenciée, la démarche scientifique, le postulat d'éducabilité, la prise en compte des conceptions initiales des élèves, le travail par groupe de besoins ou individualisé, la remédiation ou l'évaluation formative, on voit que tout cela réclame encore et toujours plus aux acteurs de l'éducation pour une amélioration des apprentissages.
Qui osera dire que l'on est là en plein délire infantilisant ou dans une régression puérile ? Parmi tous les détracteurs si répandus, combien ont essayé et réussi la mise en place de telles pratiques ? Et si cela ne leur convient pas, qu'ont-ils d'autre à proposer que leurs monologues nombrilistes ?
Aiment-ils réellement l'apprentissage de leur discipline ou, d'une manière plus narcissique, la matière qui les vit réussir ? Voilà pourquoi il nous faut encore et toujours nous adapter, refuser le renoncement. La pédagogie est à la recherche d'un équilibre entre savoirs et conditions du savoir, entre obligation scolaire et liberté individuelle. C'est une tension permanente.
Ce que tout cela nous dit, c'est que la rigidité dont vous vous revendiquez avec quelques autres, loin d'être une preuve de courage, n'est finalement que l'aveu de votre laxisme, véritable refus de la réalité. À quand le livre noir de la scolastique ?