Et pourtant, non, non et non, lecture et lecture à voix haute ne sont pas choses semblables : et, pour ce qui est de la notion d'aisance de lecture, il est clair qu'elle n'est observable que si le lecteur lit à haute voix. L'aisance d'une lecture des yeux ne peut guère se repérer en regardant quelqu'un lire, qu'il s'agisse d'un enfant ou d'un adulte. Il faudrait pour cela pouvoir observer les mouvements de ses yeux, pour repérer la fréquence des moments de retour en arrière de ceux-ci, ce qui est quasiment impossible sauf en laboratoire, avec des résultats ne pouvant valoir que pour le lecteur observé. En fait, seul, le lecteur sait si sa lecture des yeux est aisée ou non.
Et quand le ministre affirme :
Si les résultats des élèves à la sortie de l’école élémentaire ont progressé depuis cinq ans, notamment pour la capacité des élèves de lire de manière fluide à voix haute, ils sont encore insuffisants : à l’entrée en 6e, 27% des élèves n’ont pas le niveau attendu en français...
il confirme bien que, pour lui, lire et lire à haute voix sont une seule et même chose, puisqu'en parlant de "lecture", il évoque des notions comme la fluidité et la haute voix.
Il est tout de même navrant de lire de tels contresens, de telles ignorances, sous la plume d'un ministre de l'Éducation Nationale

Faut-il, une fois de plus, rappeler :

* que la lecture à haute voix n'est pas de la "lecture", car lire, c'est construire du sens, alors que, si on peut lire à haute voix, c'est-à-dire si l'on peut communiquer sa lecture à d'autres, c'est que le sens est déjà construit !!
Seuls quelques lecteurs très entraînés, sont capables de lire un texte nouveau à voix haute et à vue , c'est à dire, directement, grâce à un rapide parcours visuel préalable du texte.

* Que cette lecture orale appartient à la communication orale, avec pour objectif de communiquer, à des personnes ne possédant pas le texte et désireux de le connaître, une lecture personnelle antérieure : ce n'est pas vraiment le texte qu'on communique, c'est surtout la lecture qu'on en a faite, avec le jugement qu'on porte sur lui. Même si c'est ce qui se passe à l'école, dans la vie, on ne lit pas à haute voix sans raison, ni sans projet.

* Que lire à haute voix est nécessairement accompagné d'un balayage visuel de chaque passage à dire, ce qui n'est possible que si l'on est capables de lire un passage très vite, pendant le court moment où la respiration se prend, pour lancer la voix et dire ce qui est écrit.

* Que c'est cette lecture antérieure visuelle, mais sur laquelle le lecteur est seul à pouvoir agir, qui doit avoir été d'abord effectuée avec aisance, pour installer une signification que la lecture à haute voix pourra faire entendre et comprendre, par la prononciation et l'intonation.

* Que cette communication est loin d'être facile, et par suite, que l'aisance de sa pratique ne va pas de soi, et donc, qu'on ne peut pas juger un "savoir lire" sur de la lecture à haute voix, au demeurant bien plus difficile que la lecture des yeux...
Et pour ceux qui considèrent qu'on ne peut pas faire autrement, on peut rétorquer qu'ils se trompent, en développant les arguments qui le prouvent : repérer ce que le lecteur fait ensuite de sa lecture des yeux, son jugement sur le bien-fondé du texte, le débat qui s'ensuit sur la validité des objectifs annoncés, les objections proposées, les actions qui s'en suivent, etc.

Evidemment, il importe que cet acte de lire initial n'ait jamais été encombré et alourdi par un déchiffrage oralisé imposé, et qu'on ait enseigné aux enfants à utiliser, pour comprendre, et sans passer par un déchiffrage lourd, une première exploration d'ensemble qui fournit des hypothèses, hypothèses validées et confirmées par une seconde exploration, linéaire, cette fois, de ce texte.

Comment apprendre à mettre de l'aisance dans la lecture à haute voix ?

D'abord et avant tout, ne pas laisser s'installer, cette lecture orale morne et sans vie que les élèves proposent, quand on les invite à le faire. Il faut arrêter ce massacre tout de suite et faire réfléchir les élèves au type de projet qu'ils peuvent avoir sur cette lecture publique qu'on leur demande : qu'est-ce que, celui qui s'y colle veut-il faire passer ? Faire rire ? Exprimer de la colère ? Emouvoir ? Simplement informer ? On peut proposer divers projets de lecture du même texte, que plusieurs élèves peuvent choisir et essayer... Ce qui permettra ensuite de comparer et d'analyser les divers moyens utilisés par les élèves.
Le premier est de savoir créer le contact avec les auditeurs : c'est une grosse difficulté que peu de professeurs, et encore moins d'élèves, maîtrisent, parce que, souvent, ils l'ignorent, à savoir, le rôle ici du regard. Une lecture à haute voix, étant destinée à des auditeurs, doit s'adresser à eux. Elle invite donc le lecteur à les regarder.
Ce qui implique un jeu de regard très délicat à mener, entre le texte, et les auditeurs : une bonne lecture à haute voix ne se fait pas le nez dans le livre... comme le font tant de professeurs, qui, dès lors, ne sont plus écoutés : comme on sait, il en faut bien peu pour que l'attention des élèves s'évapore. Dès qu'ils se sentent, libérés du regard magistral, ceux-ci repartent dans leurs rêves.
D'où l'erreur monumentale, maintes fois observée dans les classes, de faire lire à haute voix un élève depuis sa place : rien de mieux pour bousiller complètement la séance de lecture.
Il importe donc que celui qui lit à haute voix soit face à ses auditeurs, donc debout, pour avoir toute la classe devant lui. Cela constitue pour les enfants, un apprentissage de plus : surmonter leur timidité, leur peur d'affronter le regard des autres avec une aisance que la répétition de cette situation renforcera à chaque fois, consolidant ainsi la confiance en soi.

Ensuite, il faut avoir appris à utiliser sa voix : savoir parler "dans le masque", c'est-à-dire en projetant sa voix au dehors, sur le souffle expirant, pour se faire entendre, savoir repérer le medium de la voix, c'est-à-dire l'intensité qui ne la casse pas, surtout sans avoir besoin de crier.
Savoir aussi utiliser le ton qui éclaire la compréhension, et savoir le varier quand le texte présente plusieurs personnages prenant la parole.
Tout cela doit être découvert par les élèves eux-mêmes, au cours du débat qui suit chaque prestation où la parole est d'abord donnée à celui, ou celle qui a lu, pour analyser les difficultés rencontrées et les moyens trouvés pour les surmonter.
Ils découvriront alors que lire à haute voix repose en fait d'abord et surtout sur une maîtrise de la respiration : c'est elle qui permet de "parler dans le masque" et avec elle qu'on peut travailler sa voix, pour éviter de la fatiguer et de la casser.
Bien sûr, c'est dans les séances d'EPS, que tout cela se travaille, même si, comme le ministre, on oublie l'importance du corps.
Du reste, la notion d'aisance est essentiellement corporelle, avec toutes les conséquences que ce constat entraîne : le corps est premier et tout passe par lui : même en lecture, si le corps ne va pas bien, l'aisance est impossible... Mais cela, le ministre ne le sait guère : il ne mélange pas les disciplines, lui !