Devant une ignorance de cet acabit, les hautes sphères en question de crier haro sur le baudet-école, et sur le baudet- pédagogistes : on n'enseigne plus rien et surtout pas le vocabulaire. Le pauvre Alain Bentolila n'est pas suivi et l'absence de son "un mot chaque jour" est responsable de la catastrophe annoncée.
N'y aurait-il donc plus de "leçons de vocabulaire ?

Hélas, si ! On continue de faire croire aux enfants que la langue est constituée de "mots" qu'il faudrait connaître en grand nombre, pour maîtriser sa langue, avec des listes de mots à connaître, sans ignorer leur "nature grammaticale". Et l'on prend l'exemple du "ludique" de notre histoire, pour prouver qu'il aurait fallu apprendre ce mot, pour comprendre la question posée au bac pro.
Soit !
Apprenons le sens du mot "ludique". Que dit le dictionnaire ?
Qu'il s'agisse du gros "Robert", ou du gros "Larousse", la définition qu'ils donnent est rigoureusement la même, à savoir : "relatif au jeu". En quoi, je vous le demande, la connaissance de cette définition aurait-elle pu aider les élèves à comprendre la question ?
Il faudra bien finir par admettre :
1- que leur définition ne permet ni de comprendre, ni d'utiliser les mots.
2- que, même une simple question, comme celle-ci, ne saurait être comprise grâce au seul "sens" de chacun des mots. La réunion de chacun d'eux produit une signification d'ensemble qui n'est pas la somme des sens de chacun des mots.
3- que le sens du texte produit est entièrement dépendant du projet de communication de celui qui l'a produit.

Toute la difficulté de la formule, qui ne réside en rien dans le sens des mots, vient en fait, du choix de son auteur qui l'a conduit à utiliser cet adjectif dans la question.
Si la question avait été formulée ainsi : "le jeu, peut-il être toujours un jeu ?", le sens de la question aurait été le même et la réflexion demandée tout aussi intéressante : cela ne changeait rien...
Sauf — et ce n'est pas anodin — qu'on aurait évité l'effet déstabilisant de l'adjectif "ludique", plus rare, plus recherché, moins accessible à tous.

Tiens, tiens, on voit poindre ici, comme un indicateur de quelque chose, maintes fois évoqué sur ce blog... Comme une volonté de ne pas être accessible à tous les élèves... ?

Qu'allez-vous chercher là ? Qui pourrait avoir eu une intention si contraire aux valeurs de l'école ?

Et pourtant, si l'on s'appuie sur l'objectif du travail demandé aux élèves, à savoir, réfléchir sur une notion — le jeu — facile à définir en apparence, pour découvrir qu'elle est bien plus complexe qu'il n'y paraît, qu'est-ce qui empêchait l'auteur du sujet de poser la question de façon plus lisible par tous les élèves ?
Peut-être n'a-t-il pas pensé que c'était nécessaire...
Non, effectivement, il n'y a pas pensé. Pris par les habitudes de la rédaction des consignes de travail, il a plutôt cherché une formulation intéressante, persuadé qu'elle favorise les élèves en leur proposant une langue plus riche.
Bon, mais une langue riche, c'est intéressant et utile, quand on va l'analyser ensemble et travailler ensemble sur sa formulation, et les raisons qui ont poussé l'auteur à la choisir.
Pour une consigne qui propose un travail, censé approfondir leurs connaissances et devant être jugé, on voit mal en une langue riche serait nécessaire : elle a à être comprise de tous les élèves, et c'est tout.
Une fois de plus, la formation des enseignants a oublié l'importance d'être clair et précis sur l'objectif visé.
Et contrairement à ce que la formatrice d'enseignants que je suis, a souvent eu à redresser dans la manière de concevoir une séquence d'apprentissage en classe, on n'a pas à viser plusieurs objectifs pédagogiques en même temps. Une consigne ne peut pas avoir pour objectif second, d'enrichir le vocabulaire des élèves ; elle a juste à être ce qu'elle doit être : compréhensible par tous, puisqu'elle donne le travail à faire.
Ici, il est clair que celle-ci n'était pas prévue pour être comprise de tous. Et ceux qui vont ne pas comprendre, — ou comprendre de travers — on sait d'avance où ils vont se trouver...
Ce n'est, ni la première fois, ni —hélas — la dernière, que l'on prend l'école en flagrant délit de discrimination sociale.

Quelle(s) leçon(s), peut-on tirer de cette histoire ?
J'en vois plusieurs.
La première, qu'elle suscite, ou non, des cris d'effroi et d'indignation, est évidemment que l'école a bien du mal à travailler pour tout le monde, et que les enfants n'y sont pas véritablement à égalité de traitement. C'est grave ; c'est dénoncé depuis longtemps ; et ça ne bouge guère. Il faut donc le rappeler encore et toujours.
Ensuite, elle permet des découvertes sur ce que sont les mots dans la langue :
1- Les mots n'ont en soi, ni UN sens, ni plusieurs : ils ont des contextes différents, et produisent des effets, distincts de leur prétendu sens.
2- La manière dont ils sont choisis n'est jamais anodine, jamais "de hasard" : elle correspond toujours à un choix de communication, parfois inconscient, mais réel.
3- N'en déplaise à monsieur Bentolila, ce n'est donc pas la richesse du vocabulaire, qui est au cœur de la maîtrise de la langue. C'est l'apprentissage du choix des mots dans un texte, en fonction du projet de communication. Ce qui implique que l'on ait une vision claire de ce projet...

Conséquence pédagogique : Il ne s'agit pas "d'enrichir" le vocabulaire des élèves; il s'agit de les rendre conscients du rôle que jouent les mots dans la communication, et surtout de la manière dont ils sont choisis pour elle.
Tout cela, en cessant de les tromper avec des notions comme celle de "mot juste" — juste par rapport à quoi ? — et en les aidant à construire la difficile notion "d'énonciation", essentielle : pourquoi je communique ? Qu'est-ce que je veux obtenir de mon destinataire ? Quels mots choisir pour éviter de le blesser ou qu'il se sente contraint ? Quel est le BUT RÉEL de mon message ?

En fait, — et cela va plus loin qu'un simple objectif d'apprentissage — tout travail sur le capital langagier de chacun et sur ce qu'il en fait, entre dans le grand projet de la vie : "gnôthi séauton", connais-toi, toi même ! Dis-moi comment tu parles, quels mots tu emploies, et je te dirai qui tu es.
Un tel travail dépasse, et de loin, les objectifs de maîtrise de la langue. Il touche à la formation morale et civique : "bien se connaître, pour comprendre les autres, et vivre avec eux".