En classe, quand on observe avec attention la manière dont se déroule le travail d'apprentissage, on voit bien que la mémoire constitue l'essentiel des attentes de l'enseignant : c'est sur elle que s'effectuent les interrogations et les contrôles, ainsi que les évaluations. Il n'est pas rare de trouver, dans les protocoles d'évaluations officielles, remis aux enseignants, la mention "Veiller à ne laisser au tableau, ou ailleurs, aucune mention ou information, qui serait de nature à aider les élèves dans leur tâche".

* Donc, premier constat : la mémoire y est considérée comme ce qui permet aux enseignants de ne pas aider les élèves, dans leur travail d'apprentissage. Voilà qui laisse rêveur, pour une entreprise dont l'objectif est, tout de même, d'aider les enfants à apprendre pour grandir !
On peut objecter que, étant l'outil de tous, la mémoire est une aide incontestable, qui doit suffire.
Problème : ce présupposé se révèle largement faux : la mémoire est loin d'être également répartie chez tous les élèves. Certains (souvent autistes) en ont une prodigieuse, capable de retenir un nombre impressionnant de décimales du nombre pi ; d'autres, comme l'élève évoqué jadis par l'humoriste Jacques Bodoin, n'arrivent à retenir, dans les tables de multiplication, "que la musique, et jamais ces foutues paroles" !

* On oublie aussi que la mémoire des enfants se nourrit de ce qu'ils vivent, rencontrent, entendent et lisent chez eux. Si tout cela est à la fois riche et varié, la mémoire ne peut qu'en être plus soutenue, donc plus performante. Il y a donc bien un facteur social, — et pas petit !! — dans les différences de mémoire observées.
Alors, comment caractériser cette exigence d'une mémoire parfaite, autrement que comme un puissant facteur de discrimination des élèves ? Et de discrimination sociale, qui plus est.

Les questions arrivent ici, nombreuses, et qui en posent d'autres :

* "Se souvenir", est-ce "savoir" ? D'emblée, on sent bien que non.
Certes la mémoire y joue un rôle. Elle est le premier acte de la construction du savoir : celui de rendre possible le travail de reconstruction des savoirs-déjà-là, intégrant l'information reçue et mémorisée, et qui dépasse de loin la simple mémorisation.

* On a observé aussi que chacun de nous est capable d'oublier ce qu'il sait, s'il est sous le coup d'une émotion, d'une crainte : voir les oublis nombreux, les jours d'examens, pour cause de stress. N'est-il pas curieux, de voir qu'on attache tant de prix à une compétence si variable, et si peu fiable, qu'un peu de stress suffit à déséquilibrer ?
Donc interroger la mémoire pour évaluer le savoir des élèves n'est certainement pas le meilleur système ! C'est même en réalité le pire, le plus contradictoire avec les objectifs de l'école.

* Autre question : en principe le travail effectué en classe, est destiné à permettre aux élèves de devenir capables, plus tard, d'effectuer les travaux qu'exigeront leurs diverses professions d'adultes.
Dans quels types de professions, voit-on des adultes préparer et effectuer les tâches, qui leur sont confiées en ayant recours à leur seule mémoire ? Quels professeurs préparent leurs cours avec le seul souvenir de la formation qu'ils ont reçue ? Il n'est que d'observer le bureau sur lequel la plupart d'entre eux travaille : ils sont couverts d'une montagne de documents divers, auquel s'ajoutent ordinateur et internet !
Si, dans la vie professionnelle, quelle que soit la profession exercée, chacun travaille avec sa documentation, pourquoi les choses devraient-elles être différentes pour les élèves en classe ?

La réponse habituelle des collègues est que les élèves ne savent pas se servir d'une documentation, et que ça prend du temps qu'ils n'ont pas... Certains ajoutent (je l'ai entendu !) : les élèves préfèrent n'avoir à se servir que de leur mémoire : c'est moins fatigant et ça va plus vite !
On oublie, alors, qu'ils sont à l'école : c'est un endroit où s'apprend ce dont on a besoin pour travailler.
Dès les plus petites classes, on peut et on doit apprendre à se documenter et à le faire rapidement.
Le fait qu'on ne le fasse pas, que ce ne soit pas prévu du tout dans les programmes, conduit tout droit à la réponse terrible, maintes fois évoquée sur ce blog, que puisque certains enfants peuvent l'apprendre chez eux, il s'agit bel et bien de faire en sorte que les autres — ceux qui ne trouvent pas chez eux les aides que la famille apporte à quelques-uns — ne réussissent pas, et que le tri soit d'abord un tri social.

* Enfin et surtout, on oublie que rien n'est plus infidèle que la mémoire : trois personnes qui ont vécu ensemble le même événement, en feront trois récits différents, et souvent quasiment opposés. Se fier à sa mémoire est d'une imprudence grave, et, dans bien des cas, franchement malhonnête, surtout s'il s'agit d'une décision importante ou d'une appréciation. On peut même aller plus loin, en affirmant que développer l'esprit critique, c'est justement apprendre aussi à se méfier de sa mémoire.

Alors que faire de la mémoire, en classe ?

Une certitude : la mémoire n'a pas à servir d'évaluation.
Elle doit, en revanche, être stimulée par des lectures et relectures nombreuses. Pour savoir par cœur un texte, inutile de l'apprendre par cœur (cela stimule la mémoire à court terme qui, comme son nom l'indique, ne dure pas) : il faut l'avoir lu cinq cents fois. La manipulation des archives et des cours travaillés, pendant le travail en classe, chaque fois qu'ils en ont une à effectuer, est le plus sûr moyen de fixer les connaissances et de les intégrer à leur réservoir personnel ; on remarquera que fixer les connaissance, ce n'est pas seulement s'en souvenir.

Autre certitude : Apprendre à se méfier de sa mémoire. Vérifier, vérifier toujours. Sans jamais être sûr de ce qu'on croit savoir, car ce qu'on sait, c'est d'abord ce qu'on croit savoir.

Des vœux énergiques pour conclure :

Quand l'école se décidera-t-elle à se passer de cette mémoire, ni fidèle, ni sûre ? Quand aura-t-elle compris que rendre les élèves capables de trouver vite la vérification de ce qu'ils croient savoir est son seul véritable objectif ?
Quand se décidera-t-elle à évaluer les savoirs des élèves sur leur capacité à trouver l'information, à vérifier celles qu'ils croient connaître ?
La seule maîtrise du savoir, c'est la maîtrise de la vérification rapide et solide. Se méfier et vérifier, cela s'appelle l'honnêteté intellectuelle...
En fait l'honnêteté tout court.