Et pourtant, l'humain résiste. Il ne se laisse pas faire.
Non, monsieur le Ministre, ce que savent les élèves, vous ne le saurez jamais. Si scientifiques que soient vos tests, ils ne vous diront jamais ce que savent les enfants : ce sont eux, les seuls à le savoir ; l'enseignant, aussi, un peu : il peut en avoir une petite idée, car il les regarde tous les jours en train de travailler...
Vos évaluations, c'est du pipeau, de la poudre aux yeux, du pur mirage. C'est surtout un épouvantable gâchis de temps, pendant lequel les enfants n'apprennent rien et, le stress aidant, commencent à oublier ce qu'ils savaient.
Et il n'y a pas qu'eux pour souffrir : les enseignants, affolés à l'idée de ce qui sera fait, en haut lieu, de leurs résultats, en arrivent à oublier leur métier, pour préférer préparer les élèves à réussir l'évaluation, au lieu de faire le travail d'apprentissage prévu.

Mais il y a pire, les évaluations quotidiennes, avec des notes, rituels sacralisés par la tradition, bien avant les catastrophiques réformes ministérielles, qui n'ont fait qu'en aggraver les inconvénients et les dangers.

En quoi les notes sont elles une évaluation dangereuse ?

1- D'abord, parce qu'elles sont un mensonge.
Comme le fait remarquer Philippe Meirieu, "elles réduisent ce qu'elles prétendent évaluer, aux seules aspects mesurables". L'ennui, c'est qu'une production d'élève — réponse orale ou écrite à une question ou une consigne — n'a guère d'aspect de ce type, voire, pas du tout, et quand il pourrait y en avoir, ils sont fort difficiles à caractériser. La conséquence en est que le jugement porté sur cette production devient purement subjectif, même affectif, réaction personnelle, sans justification aucune. C'est de l'arbitraire pur.
Un bel exemple m'en a été donné, il y a bien longtemps, par l'aventure d'un jeune ami, — devenu, depuis, un peintre célèbre et fort bien coté — qui, au concours d'entrée aux Beaux-Arts à Paris, s'est vu recaler avec la note "3/20" pour sa production, sans qu'on ne lui ait jamais donné la moindre explication d'une note aussi basse.
Autre exemple, la fameuse notation que demande le médecin, consulté pour de fortes douleurs : il faut, sur une échelle de 1 à 10, situer l'intensité de la douleur. Comment faire ? On a alors le sentiment d'une complexité énorme, dépassant de beaucoup le "quantifiable"... Alors, (je pense que je ne suis pas la seule !) on se dit qu'il ne faut pas mettre le maximum — ça ferait mauvais effet, et on passerait pour des douillets ! — on met, au hasard, le curseur un peu avant la dernière réponse... Et ça n'a pas grand sens.
Quant aux notes qui jugent les devoirs et autres productions d'élèves, en classe, est-il vraiment nécessaire de rappeler les innombrables expériences de docimologie, qui, depuis des années, sont régulièrement menées dans les actions de formation, démontrant, de manière éclatante et incontestable, à quel point l'évaluation notée navigue dans le n'importe quoi ?
Quels facteurs entrent, en fait, majoritairement en compte dans le choix de la note ? Soyons lucides : plus que des critères précis définis avant la correction, c'est surtout l'humeur du correcteur, la qualité de sa digestion, son degré de fatigue, etc. On a remarqué qu'il y a des correcteurs que la fatigue rend sévères, et d'autre qui se ramollissent à mettre des notes, devenant de plus en plus indulgents au fil des copies. Personnellement, je savais qu'il me fallait, jadis, arrêter la correction de mes copies, lorsque arrivait une suite de cinq ou six copie notées 11/20 : j'ai toujours eu la fatigue indulgente.

2- Ensuite parce qu'elles ont des effets dévastateurs.
* Le premier, c'est qu'elles produisent un classement immédiat, qui installe une ambiance de compétition dans la classe et, dans la tête des élèves, cet esprit de "gagneur" contre les autres, parfaitement contradictoire avec la devise démocratique et l'esprit de solidarité.

* Le second, c'est que la note dévore tout l'intérêt des élèves, oubliant le sens de leur travail pour ne travailler souvent que pour elle.

* Le troisième, c'est que l'abondance de notes (tout devoir étant noté) rend nécessaire une pratique aberrante, celle des fameuses moyennes. Aberrante, parce que, sans que cela ne gêne personne, et alors que le travail en classe est évidemment conçu pour que les enfants fassent des progrès, cette pratique détruit complètement la notion de "progrès". Ainsi, noyées dans la moyenne générale — pourtant dépourvue de tout intérêt !— on transforme les "mauvaises" notes, obtenues en début d'année, en boulets traînés toute l'année, qui défigurent les progrès accomplis. C'est ainsi qu'on culpabilise les enfants de leurs ignorances — complètement normales — pour en faire d'impardonnables péchés.
Un aspect de plus de l'injustice, qui gangrène l'école, à l'insu des enseignants.

* Le quatrième, c'est qu'elles mettent en avant les erreurs, seule chose à peu près comptable, dans certaines productions d'élève, comme celles qui mettent en jeu l'orthographe. C'est ainsi que dans une dictée, on pousse l'absurdité jusqu'à évaluer, négativement, "en creux", en supprimant des points à chaque erreur ! Difficile de trouver plus aberrant, comme moyen d'évaluer, surtout si l'on est convaincu que la tâche de l'école est de faire progresser les élèves !

Décidément, non ! Les maths n'ont rien à voir dans les évaluations — y compris dans celles des travaux de cette discipline, dont les qualités et défauts ne sont pas tous quantifiables !

Et l'on arrive, ainsi, au paradoxe suprême, où l'on découvre que l'école souhaitée, celle qui enseigne le vrai, celle qui, entre autres, enseigne une lecture où la compréhension sait éviter le déchiffrage, est une école qui, comme l'affirme Philippe Meirieu, doit commencer par dé-chiffrer ses moyens d'évaluer !

Dé-chiffrons donc l'évaluation : les chiffres ont d'autres rôles, beaucoup plus beaux, et il existe d'autres moyens d'évaluer, infiniment plus efficaces et précis, que les tristes colonnes des relevés trimestriels, attendues avec angoisse par les élèves, pour venir gâcher les soirées familiales.