Le titre ne doit pas étonner : tout comme l'ouvrier, qui sait comment fonctionne sa machine et pourquoi elle fonctionne ainsi, est un ouvrier plus libre que celui qui sait seulement s'en servir, car il peut s'adapter aux modifications de celle-ci — que celui qui n'a jamais piqué de colère devant son nouvel ordinateur me jette la première pierre !— l'adulte, qui sait comment fonctionne sa langue saura répondre à ceux qui l'accuseraient de mal parler ou écrire, alors que l'ignorant sur ce point sera sans défense, livré à tous les abus de pouvoir.
En tout domaine, maîtriser la théorie, c'est avoir un pouvoir que la pratique seule ne donne jamais...
Et ce n'est pas sans raison si l'on s'applique si souvent à faire croire le contraire !

Aussi, lorsque le 28 mai 1794, fut signé le décret du 16 prairial, qui, à partir des propositions du rapport de l'abbé Grégoire, suite à une enquête de quatre années, ouvrait à tous les enfants cet enseignement, jusque là réservé aux Nobles — et encore pas à tous — et que, quelques mois plus tard, sous l'impulsion de penseurs comme Condorcet, la Convention mettait en place l'ouverture d'un concours pour une "Grammaire Nationale", une telle audace fit peur à plus d'un, qui œuvrèrent pour que le projet capotât... Ce qui fut le cas.
Aucun nouvel ouvrage ne parut, et le prix fut remis à l'ancien traité : les "Élémens de la grammaire françoise" de Charles-François Lhomond, qui datait de 1780.
Ce traité qui se présentait comme une liste de règles à appliquer, bien normatives et contraignantes, n'avait rien d'une étude scientifique, et il était parfaitement dépourvu de tout pouvoir libérateur.

La grammaire a ainsi poursuivi le même chemin, jusqu'à aujourd'hui, y compris ce Nouveau Corpus de ressources de Nantes, dont le titre apparaît surtout comme un beau parapluie ouvert contre les foudres officielles, et la formule "dans le respect des programmes" un bel acte d'allégeance au Ministère.
Malgré le travail énorme, signé de grands noms universitaires, que ce corpus représente, tout, en lui ramène à ce virus fondamental qui tue, depuis toujours, les tentatives d'améliorer l'enseignement de la langue : vouloir enseigner des règles, comme si elles existaient, posées par un Dieu de la Langue, pour qu'elle soient appliquées, et ce, sans même se demander quelle bible peut légitimer cette interprétation.

Le descriptif de chacune des "ressources" en est une confirmation comme on peut le vérifier sur le lien suivant :
https://www.pedagogie.ac-nantes.fr/francais/documents/comment-enseigner-la-grammaire-du-ce1-au-cm2--902844.kjsp?RH=1398171711015

Et si l'on prenait la chose autrement ?

Depuis un nombre d'années assez vertigineux (soixante-cinq exactement), l'agrégée de grammaire classique, que je suis, réfléchit aux moyens de répondre à cette question, et en a proposé plusieurs, expérimentés dans les classes à partir de constats, d'où se sont dégagés des principes, qui vont à l'encontre des préconisations officielles — ce qui en dit long sur les motivations de celles-ci :

1- Si on veut que les enfants maîtrisent la langue, c'est-à-dire, sachent s'en servir efficacement pour communiquer, notamment par écrit, c'est de celle-ci qu'il faut partir, pour observer comment elle fonctionne, et non inventer des phrases illustrant des "règles" dont nul ne sait d'où elles sortent. La grammaire est une science d'observation, comme la botanique, ainsi que tout ce qui concerne la langue (orthographe, vocabulaire, conjugaison, etc.)

2- Or la langue "en soi", est chose abstraite et impossible à observer. On ne peut l'observer qu'en acte, c'est-à-dire dans les productions qu'elle permet, avec le contexte où elle a fonctionné, c'est-à-dire, les textes existants. Ce sont eux, évidemment, qu'il faut observer.

3- Comme on ne peut observer un texte que si on le connaît, si on l'a lu, et bien compris, ce sont les textes travaillés en lecture, qu'il faut étudier lors du travail de grammaire, et non de nouveaux, plus ou moins inventés : le contexte de la situation de communication qui a provoqué le message dont le texte est porteur, est, en effet, indispensable pour comprendre ce qu'on observe.

4- Quand on réfléchit aux opérations qui permettent de rédiger un texte, on remarque qu'en fait, on se sert des observations effectuées sur les textes lus, donc des "règles de fonctionnement" dégagées, pour transformer les phrases ou bouts de phrases plus ou moins orales qu'on a dans la tête, et les rendre capables de devenir un "texte".
On le sait, les difficultés à écrire, si souvent rencontrées par les élèves, (et pas mal d'adultes), viennent de ce qu'ils ne lisent pas assez, et d'une manière insuffisamment approfondie. C'est donc à l'école à faire ce travail avec les élèves.

5- On aboutit ainsi à ce constat, que ce qu'on appelle la "grammaire", n'est autre que le lien qui va de la lecture à l'écriture.
Dans un texte on commence par en construire le sens, c'est le moment de lecture.
Puis on observe "comment le texte est fait" et grâce à quoi on a pu le comprendre, et là, c'est le moment de "grammaire".
Enfin, on réinvestit ces découvertes dans les activités d'écriture, permettant de communiquer à distance, spatiale et/ou temporelle.
On voit ainsi que la grammaire, loin d'être un enseignement de notions préemballées, comme pour d'autres disciplines, est en fait en fait, un prolongement, approfondissement, de la lecture, qui apporte des outils rendant la production écrite, donc la communication à distance, possible.

6- Comme, d'autre part, on constate que, pour observer de façon approfondie, il faut pouvoir comparer, il importe de trouver un moyen d'introduire de la comparaison possible, dans l'observation du fonctionnement des textes lus. Ces moyens sont divers :
* on peut proposer des exemples de textes, à la fois proches par les informations véhiculées, et présentant des différences, dans la façon de les présenter, dues aux différences de contexte et de situations ;
* on peut, à partir d'un extrait trouvé dans un texte lu, en proposer diverses versions, imaginées par l'enseignant ;
* ou, encore, à partir d'une même suite d'unités d'informations, exprimées en petites phrases courtes (ce que les linguistes nomment des "phrases de base"), proposer aux enfants, réunis en petits groupes de trois, d'en faire un texte, pour ensuite analyser les opérations trouvées par chacun des groupes, pour cette transformation.

7- Mais ici doit s'ajouter une dimension capitale du travail sur la langue, pourtant ignorée depuis toujours dans les classes, c'est que la communication étant un "jeu à deux" (sans destinataire, pas de communication !), sauf exceptions — toujours discutables ! — on écrit évidemment pour ce destinataire, le futur lecteur, pour qu'il reçoive le message et qu'il le comprenne. On n'écrit pas ce qu'on veut dire, mais ce qu'on veut que le lecteur comprenne.

Les règles de fonctionnement des textes incluent cette nécessité : c'est la dimension sociale de la grammaire, avec les problèmes de "normes".
Il faut savoir que c'est la société, la partie dominante de celle-ci qui décide de ce qui est bien ou non en matière d'utilisation de la langue, et qu'il n'existe aucune "règle linguistique" du français. Toutes sont purement des faits sociaux, souvent parfaitement illégitimes linguistiquement.

Ce qui n'empêche pas qu'il faut les connaître, ne serait-ce que pour savoir qu'elles sont illégitimes, et être armé contre les abus de pouvoir— ce qu'on appelle la "surnormativité", très fréquente à l'école, et qui contribue largement à son pouvoir de discrimination sociale.

Enseigner la grammaire comme elle est décrite ici, est donc bien un acte révolutionnaire : une condition absolue pour que la démocratie entre à l'école.