Qui l'eût cru, qu'il fût encore possible d'améliorer l'entreprise d'empêcher certains enfants de savoir lire ?

Comme tout ce qui est subversif, savoir lire ne doit pas être entre toutes les mains. Et pour ceux qui risquent d'en faire un mauvais usage, il est préférable qu'ils n'en aient qu'une apparence, c'est plus sûr.
Le moyen, utilisé depuis toujours dans ce but, a donc consisté à enseigner autre chose que la vraie lecture — que les enfants méritant de savoir lire trouveront chez eux.
Cela permet d' «oublier» en classe, ses aspects libérateurs.
Partout dans le monde, ce moyen fonctionne à plein régime.

Eh bien, le pouvoir actuel en France a trouvé le moyen d'améliorer le procédé, en instaurant tout un système d’évaluations régulières, savamment conçues pour renforcer les pratiques imposées d’enseignement : il est bien connu que des évaluations officielles, venues d’en haut, rendent nécessaire, un entraînement aux épreuves prévues, lequel prend évidemment la place du travail d’apprentissage normal.
C’est un de leurs nombreux effets toxiques, que de permettre un « sabotage » de l’apprentissage, en lui volant du temps, et en le détournant vers des pratiques de dressage, sans apporter la moindre information sur les acquis effectifs des élèves dans ce domaine.

Incroyable : le CSEN, chargé d’en élaborer les épreuves, pour la nouvelle « fournée » a fait encore mieux ! Deux nouveaux tests de lecture, devant s’ajouter à ceux qui furent proposés en septembre 2020 aux élèves entrant en sixième de collège, portent sur deux aspects encore mal connus des collègues, ce qui a pour avantage de limiter d'avance, les protestations.
Ils sont présentés ainsi :

• un exercice de lecture à voix haute d’un texte ;
• un exercice de décision lexicale, qui consiste à déterminer si un mot est français ou pas (parmi des mots qui existent et des mots qui sont inventés), dont l’objectif est de mesurer plus finement les mécanismes fondamentaux de la lecture.


Premier étonnement

A vrai dire, seuls s'étonnent les naïfs, qui ont quelques connaissances de l'acte de lire, et qui croient encore qu'enseigner, c'est aider les enfants à apprendre.
* la lecture à voix haute est une activité de communication orale d’une lecture déjà effectuée, et ne peut être de « la lecture », qui est une activité visuelle de construction du sens d’un message écrit. Du reste, il faut l’avoir « lu », pour pouvoir lire un texte à haute voix.
* Quant à l’« exercice de décision lexicale », qui consiste à déterminer si un mot est français ou pas, c’est une invention nouvelle de ce groupe de « chercheurs » à qui on ne saurait reprocher de ne pas trouver !

La décision lexicale

L’exercice est présenté ainsi :
L’élève passe ce test sur ordinateur, sans intervention d’un adulte. A chaque essai, une suite de lettres s’affiche au centre de l’écran. Il peut s’agir d’un vrai mot, comme ici le mot «lilas», ou d’un pseudomot, par exemple «lipas», ou «erruer». L’élève doit décider, le plus rapidement et le plus précisément possible, si la suite de lettres appartient à la langue française ou pas. S’il pense que oui, l’élève doit cliquer sur l’image du dictionnaire. S’il pense que non, il clique sur celle de la cheminée. Après chaque essai, l’élève bénéficie d’un feedback visuel et auditif qui lui indique si sa réponse était correcte ou non, et qui lui permet de rester engagé dans l’exercice. Le test comprend 120 essais (60 mots et 60 pseudomots) et dure environ 6 min.
Admirable rigueur de la démarche, scientifique au plus haut point.

Pourtant, toujours pour les mêmes naïfs, c’est une mine d’interrogations, qui jaillit de cette invention.

- Comment, à dix ans, un enfant pourrait-il savoir si tel mot est français ou non, étant loin de connaître la totalité des mots français ?
- Qu’est-ce qui prouve, même à un adulte cultivé, qu’un mot comme « lipas », « erreuer », « calortio » ou « politice » (proposés dans la liste) n’est pas un mot français, sinon la recherche dans le dictionnaire ?
- Sur quoi l’enfant peut-il s’appuyer pour le dire rapidement ?
- En quoi ça poserait problème, en lecture, de savoir ou non si le mot est français ?
- La lecture serait-elle incompatible avec des mots étrangers ?
- N’y a-t-il que des mots « français », dans ce que les enfants ont à lire dans leur vie quotidienne ?
- Comment on fait alors dans les cours de langue étrangère ?
Cet exercice laisse pantois : difficile de trouver plus inattendu, discutable et farfelu !
Ou bien ils n’ont pas pensé à ces questions (ce qui n’est pas à leur honneur), ou bien on est en droit de se demander quelle image ils ont des enseignants…
Mais le pire est à venir : on commence à comprendre que, loin d'être ignorances et erreurs, il s'agit ici en fait d'une stratégie.

Le test de « fluence ».

L’exercice de lecture à voix haute est censé évaluer le nombre de mots d’un texte qu’un élève parvient à lire « correctement » (??) en une minute — ce qu’on appelle le « score de fluence. », explique doctement la note, considérant à priori que les enseignants l’ignorent. En 6ème, ce devrait être, selon les auteurs, 130 mots à la minute.
Quatre erreurs seulement dans cette présentation :

* Lire à voix haute n’est pas de la lecture, mais une communication orale de celle-ci.
* La « fluence », c’est-à-dire la capacité à lire un écrit très rapidement, liée de façon scientifiquement démontrée, à sa compréhension, n’est pas le résultat d’une accélération du déchiffrage, mais celui de la pratique maîtrisée d’une lecture explorante, associée à un empan visuel ample, permettant de repérer rapidement l’essentiel d’un texte, sans avoir eu à en lire chacun des mots.
* Elle ne se mesure pas par le nombre de mots lus à la minute, mais par le nombre de fixations oculaires nécessaires à l’exploration du texte.
* Elle ne s’évalue pas à travers une lecture à haute voix : rien n’est plus ridicule que de lire ainsi à toute allure !
La fluence ne peut concerner que la lecture véritable, la lecture des yeux.

Le pire annoncé est que, en évaluant ainsi la lecture des élèves, et donc en les entraînant à cette activité — stupide au sens propre du terme, puisque exigeant qu’on oublie l’intelligence, et qu’on se plie à l’ordre — activité contre nature, compétition à la fois ridicule et immorale, on ne peut éviter le pur dressage, avec tout ce qu’il a de désastreux pour la formation morale de l’enfant, son autonomie, sa liberté. On doit ajouter que, s’effectuant sans intelligence, elle contribue à atrophier celle-ci, notamment, ce qu’on appelle l’esprit critique, à un moment où l’on déplore l‘absence de celui-ci, chez tant d’élèves et d’adultes.
« L’élève est une personne » : ils connaissent ?

Conclusion

Comme il n’est guère possible d’imaginer que ces auteurs puissent avoir un QI faible, force est d’admettre, qu’outre une image scandaleuse des enseignants, se cache ici une volonté sournoise d’installer, en les banalisant, des pratiques de dressage. Bien banalisées, par l’obligation devenue habituelle d’obéir à ces injonctions, elles pourraient parvenir à éradiquer les ravages d’une théorie, fâcheuse à plus d’un titre, celle de «l’auto-socio-construction du savoir», cette invention de dangereux gauchistes, qui, en en provoquant l’avènement d’une population de femmes et d’hommes, libres, cultivés, sachant réfléchir, maîtres de leurs responsabilités, ne pourrait que déstabiliser, à l’avenir, la tranquillité d’un monde immobile, où tout n’est qu’ordre et obéissance.