Ce qui justifie, depuis toujours, cette conviction qu'il faut partir de l'oral, pour arriver à l'écrit — "De l'oral à l'écrit" : c'est même le titre d'un ouvrage, célèbre dans les années soixante — c'est le souci, légitime certes, de prendre appui sur ce qui est connu des enfants : la langue qu'il parle.
Sauf que ce souci, fort intelligent et nécessaire, se traduit ici par un mensonge, où l'enfant s'empêtre dans d'obscures contradictions, vaguement ressenties, entre ce qu'on lui dit, ce qu'on lui demande de faire et qu'il voit ou croit voir.
On se sert, en effet, de sa (petite) connaissance de la langue, pour lui faire croire qu'il va retrouver la même chose dans l'écrit, avec seulement de nouveaux signes, alors que les choses sont infiniment plus compliquées. Et, phénomène aggravant, on va, pour rendre plus crédible ce besoin de trouver des similitudes, jusqu'à lui proposer de la fausse langue écrite, les fameuses phrases des manuels, bien semblables à l'écrit et l'oral, pour que ça marche... Et de fait ça marche !
On devine sans peine le résultat : ça marche... jusqu'à la rencontre inévitable, avec la vraie langue écrite, à peu près sans rapport avec le fonctionnement de l'oral.
Évidemment, si l'enfant vit dans un milieu où on lit, où l'on entend souvent de la langue écrite, il va redresser, de lui-même, ce qui a été faussé, mais les autres...

Où se trouve ce mensonge ? Et en quoi en est-il un ?

Pour voir où se trouve ce mensonge le mieux est de s'appuyer sur des faits.
Voici donc un exemple de discours oral, ici transcrit rigoureusement tel qu'il a été enregistré à Sud-Radio, il y a quelques années, puisque c'est Albert Jacquart qui répond aux questions de la journaliste, à propos de son livre "L'éloge de la différence".
La seule chose qui ne soit pas transcrite, pour des raisons évidentes, c'est la prononciation, qui n'entre pas dans mon propos ici.
Seules sont marquées, d'une ou deux barres obliques selon leur durée, les reprises de respiration, qui constituent les coupures de l'oral.
Voici cette interview, transcrite telle qu'elle a été entendue, donc sans les règles d'écriture (ponctuation et majuscules).

au départ je suis donc généticien / et j’essaie de comprendre ce qui distingue les différents // individus de l’espèce humaine / et effectivement nous sommes tous différents // je suis différent de mon frère // je suis jurassien mais je suis différent d’un autre jurassien / et puis naturellement // ça se voit // je suis différent d’un Sénégalais / et en tant que généticien je constate comme tous les généticiens / que la différence supplémentaire / entre un Sénégalais et moi / est pas tellement grande par rapport à la différence / entre un autre jurassien // ou même un membre de ma famille à moi autrement dit / la notion de race du point de vue biologique est a pratiquement aucun sens // bien sûr on peut classer les hommes / y’a les grands et les petits y’a les noirs et les blancs comme on voudra / mais étant donné la masse le nombre des caractéristiques possibles / eh bien / on n’arrive pas / à tracer des frontières / sérieuses // si bien que la plupart des généticiens disent / le mot race est pratiquement dépourvu de sens / n’en parlons plus //

Il est clair que cet écrit n'est guère recevable en tant que tel. Pourtant personne ne viendrait accuser Albert Jacquart de parler mal ! D'autant plus qu'à l'écoute, rien d'anormal ne choque.
Pour aller plus loin dans l'analyse, voici le même discours, tel que la journaliste aurait pu le rédiger si on le lui avait demandé.

Albert Jacquart : “Pour moi, généticien, le souci essentiel est de trouver ce qui distingue les différents individus de l’espèce humaine. Nous sommes tous différents les uns des autres : je ne ressemble pas à mon frère, pourtant jurassien comme moi, et, comme on peut le constater, je ne ressemble pas du tout à un Sénégalais. Or, la génétique nous permet de découvrir que la différence entre un Sénégalais et moi n’est en réalité pas tellement plus importante que celle qui me sépare d’un autre jurassien, ou même d’un membre de ma famille. Si bien que, du point de vue génétique, la notion de race n’a guère de sens. Certes, il est possible de classer les hommes, selon la taille, ou la couleur de peau, mais étant donné le nombre de caractéristiques possibles, il apparaît impossible de trouver des frontières sérieuses entre elles, et la notion de race est une notion abandonnée par la plupart des généticiens. ”

Comme on le voit, rares sont les points communs aux deux versions : juste quelques mots et la signification du propos... D'où une fallacieuse impression que c'est le même discours, le second ne faisant que répéter le premier en un peu mieux... Mais dès qu'on y regarde d'un peu plus près, il est clair que tout est différent : l'organisation des informations et leur formulation. Pour ne pas alourdir le billet, je laisse aux lecteurs le plaisir d'une analyse comparée approfondie. Je n'y reviendrai éventuellement, que si des questions m'invitent à le faire.
Je voudrais seulement ici insister sur la gravité des risques encourus lorsqu'on enseigne la lecture sur des "phrases", prétendant ressembler à de l'oral (histoire d'aider les élèves !!), pour les laisser, en fait, trouver tout seuls comment on passe du premier texte, qui est ce que les enfants entendent dans leur vie, au second, ce que l'école ne va pas tarder à leur demander, dès le CE1-CE2, sans leur avoir jamais dit qu'écrire, c'est traduire autrement ce qu'on veut dire, ni, évidemment, appris à mener une telle traduction...
Pire, on va même parfois jusqu'à demander eux enfants de préparer oralement les textes qu'ils ont à écrire... pour ensuite leur reprocher d'écrire comme ils parlent ! Mais l'École n'est pas à une contradiction près...

Nous voilà donc confrontés à une nouvelle question : si l'on est bien convaincu qu'il faut s'appuyer sur le connu, pour que les enfants puissent accéder à ce qui ne l'est pas pour eux, et qu'il semble donc difficile d'ignorer l'oral pour entrer dans l'écrit, quelle doit être la place de l'oral dans l'enseignement de l'écrit ?
Qu'en pensez-vous ?