Disons-le tout net : quoique péremptoire et apparemment issue d'un raisonnement imparable, l'affirmation selon laquelle la réussite scolaire dépendrait du nombre de mots connus des enfants, que, seule, la mise en application des injonctions officielles permettrait d'augmenter, est une erreur. Elle est même largement responsable de la faible maîtrise langagière observées chez les élèves, jusque chez les étudiants, y compris adultes diplômés.
Elle repose en fait sur un certain nombre de présupposés, considérés comme allant de soi, et donc jamais remis en question.
Ce sont :
1- l'idée que l'essentiel de la langue seraient les "mots", le réservoir langagier de chacun étant conçu un peu comme un dictionnaire, qu'il faudrait nourrir et enrichir constamment ;
2- l'idée que la connaissance des mots porterait essentiellement sur leur sens, parfois pluriel, qu'il faudrait évidemment apprendre pour les utiliser à bon escient ;
3- l'idée que ce sont eux principalement qui seraient utilisés en lecture et en productions d'écrits, et que la maîtrise de ces activités reposerait sur leur nombre dans le réservoir langagier des élèves.

Examinons chacun de ces points.
On peut rapidement se débarrasser du dernier évoqué ici : même si l'équipe ministérielle continue de l'affirmer comme une évidence, nous avons pu démontrer depuis longtemps qu'en lecture notamment, les mots ne sont ni le principal obstacle à la compréhension, ni la première chose qu'on identifie dans une activité de lecture.
En revanche, les deux autres point sont moins souvent évoqués : de quoi est fait le réservoir langagier de chacun, et quel travail conduire en classe sur les mots.

Comment se constitue notre réservoir langagier ?

Quand on réfléchit un peu sur la manière dont on s'y prend, en production d'écrits, pour choisir, comme on dit, ses "mots", on se rend bien compte qu'en fait, ce ne sont pas des "mots" que nous cherchons, mais quelque chose de plus large, des formules, des expressions, des tournure de phrases, des manières de dire ce qu'on veut dire...
Notre réservoir langagier n'est pas du tout un "dictionnaire" où seraient rangés les mots dans un ordre donné, avec leurs définitions : c'est plutôt un ensemble confus de formules toutes faites, à la mode ou anciennes, de morceaux de textes lus, de passages appris par cœur, dans les diverses langues qu'on a pu apprendre, de proverbes, de paroles de chansons, de citations littéraires ou non, d'affirmations politiques et autres, de formules enfantines, d'aphorisme entendus chez les parents et grands-parents, à la radio ou lus dans la presse etc. etc.
Bref, ce que contient notre réservoir de langage, c'est du langage !
Et c'est dans cet amas de langage lu et entendu, qu'en fonction de l'humeur et des événements vécus, on puise de quoi élaborer les messages courts ou longs que la vie nous demande.

Si bien que ce qui peut l'enrichir, ne saurait être un mot nouveau injecté régulièrement sur les enfants, comme une piqûre, mais des lectures, des échanges oraux, écrits, revus souvent et retenus pour cette raison.
Les mots nouveaux ne s'acquièrent pas avec des leçons de mots, mais essentiellement par ce qu'on entend et ce qu'on lit... Et ce, tout au long de la vie.
Il est, d'autre part, évident que ces rencontres, indispensables, ne peuvent suffire à constituer un réservoir de langage riche : il faut mettre de l'ordre dans celui-ci, afin qu'il soit disponible et opérationnel, sans rester soumis aux aléas de la mémoire spontanée.

Comment rendre opérationnel le réservoir langagier de chaque élève ?

Mettre de l'ordre dans le réservoir, c'est un peu comme mettre de l'ordre dans son armoire. Il s'agit de classer ce qui s'y trouve et, choisir des critères de classement.
Pour ce faire, l'enseignant n'a qu'à choisir parmi tous les écrits que les enfants ont eu à lire, des extraits présentant des caractéristiques de sens et d'emploi, qui avaient pu (ou auraient pu) accrocher les élèves lors de la lecture. Et c'est sur ces "bouts de phrases" et "bouts de textes", qu'il va inviter ses élèves à regarder de près les "mots" qui les constituent.
On ne travaille jamais sur des mots hors contexte, choisis arbitrairement.
Il est clair qu'on est très loin du "Un mot par jour", et de la fameuse leçon sur le mot "tambouriner", qui avait été présentée comme la leçon de vocabulaire modèle, par monsieur Bentolila et que l'équipe ministérielle avait applaudie avec enthousiasme...

A propos des mots, les regarder de près, ça veut dire quoi ? Et pour faire quoi ?
Le champ est immense ; mais une chose est certaine : savoir ce qu'ils veulent dire est loin d'être l'essentiel.
Le véritable objectif, c'est d'apprendre à les utiliser en fonction des divers projets de communication. Pour cela, il est évident qu'on doit travailler par comparaison, sur des corpus riches, constitués de citations extraites des lectures précédentes.
Pas question de travailler sur un seul exemple (sans possibilité de comparer, on n'a rien à en dire !).

Trois exemples, parmi beaucoup d'autres (1), choisis parce qu'on n'y pense guère, et qu'ils me semblent très importants, pour installer chez les enfants non seulement des connaissances sur les mots, mais des outils pour pouvoir s'en servir efficacement :

1- Sur la question du sens, justement : en découvrant, par exemple, que les prétendus "synonymes" ne sont jamais substituables les uns aux autres, les enfants vont découvrir que le "sens" des mots n'est pas seul à compter, pour être compris : les mots "porc" et "cochon" sont paraît-il synonymes, mais "une côte de cochon" ne signifie pas du tout la même chose qu'une "côte de porc"... Pourquoi ? Parce qu'en plus du sens, il y a des habitudes langagières qui, lorsqu'elles ne sont pas respectées, provoquent des effets qui en modifient le sens. De plus, les emplois habituels des mots leur donnent une coloration particulière qui les suit dans tous leurs emplois : ici, le mot "cochon" draine avec lui l'arsenal péjoratif de ses emplois quotidiens. D'où l'effet cocasse de la formule.
A noter que cela met à mal la célèbre (et fausse) distinction entre "sens propre" et "sens figuré". En fait, il n'y a ni l'un ni l'autre : les possibilité de signifier sont bien plus nombreuses que cela, car tout dépend du contexte et du projet de communication !

2- Il est intéressant de faire découvrir aux enfants que la notion de "nature grammaticale" n'en est pas une, en réalité. Si l'on essaie de classer les mots en fonction de ce critère, on va s'apercevoir qu'il fonctionne bien mal : le mot "lit", est-il un nom ou un verbe ? Le mot "tienne" est-il un verbe ou on pronom possessif ? Le mot "devant" est-il une préposition ou un participe présent ? Le mot "louche" est-il un nom, un verbe, ou un adjectif ? Et il y en a mille autres. En réalité les "natures" sont surtout des "rôles" que n'importe quel mot peut jouer en fonction des contextes. Donc les mots ne SONT pas des noms ou des verbes, mais, dans ce texte, jouent le rôle de nom ou de verbe.
Encore une certitude ébranlée : Descartes et son "doute méthodique" peuvent se réjouir !

3- On doit faire découvrir également que certains mots sont en réalité des transformations de toute une phrase, en permettant, en plus, de distinguer les divers sens du verbe qui en est le centre.
Imaginons un corpus de phrases contenant le verbe "monter", appartenant à des échanges oraux et écrits, on va découvrir, que, selon les contextes où il se trouve, le nom qui lui correspond — sa transformation nominale — va être différent : Pour la phrase : Pierre a eu du mal à monter la tente, le nom correspondant se trouve être : le montage de la tente. Mais pour la phrase : Pierre a eu du mal à monter la côte, le nom devient : La montée de la côte. S'il s'agit de : Le prix de l'électricité monte chaque année, le nom change encore : l'augmentation du prix de l'électricité. S'il s'agit du niveau des élèves en lecture qui devrait monter : on parlera de : l'élévation du niveau, etc.
Comme ces mots n'apparaissent guère à l'oral, ils sont peu connus des enfants, car abstraits. Mais ils sont fréquents dans les écrits scolaires, ce qui rend leur lecture difficile.
La solution pédagogique consiste alors à inverser la proposition : fournir aux enfants la forme difficile pour eux, et leur permettre de trouver d'où elle vient et comment on peut la comprendre, donc donner la consigne de trouver ensemble (toujours en petits groupes solidaires) la phrase concrète correspondant au nom abstrait proposé.

Non seulement, ce type de lien entre deux entités, une phrase et un mot seul, ce dernier étant en réalité la transformation de celle-là, est parfaitement ignoré des enfants, mais il l'est tout autant pour une large majorité de collègues, la plupart des ouvrages ne les associant jamais. Seule la linguistique transformationnelle l'a éclairé de façon particulièrement efficace, en faisant apparaître que c'est là un des outils essentiels de la densification du discours qu'exige toute production écrite.
C'est donc bien un travail de vocabulaire qui débouche directement sur la maîtrise de la langue, tant en lecture qu'en production écrite. On y retrouve la même stratégie pédagogique que celle qui paraît nécessaire pour l'orthographe, la syntaxe, et la conjugaison : aborder les problèmes de langue, non en leur enseignant la solution de façon frontale et "explicite", sur des exemples inventés, hors contexte, mais par une exploration fine des textes lus, avec des objectifs précis de découverte du fonctionnement spécifique des mots rencontrés, des formes verbales ou des procédés syntaxiques, toujours dans un contexte donné.

Malheureusement, c'est justement le contraire, qu'il est conseillé officiellement de travailler en classe...

L'objectif réel de nos dirigeants serait-il que la maîtrise langagière ne soit surtout pas accessible à tous les enfants ?

(1). On peut en trouver beaucoup dans l'ouvrage "Enseigner le vocabulaire autrement" Ed. Chroniques Sociales 2014.