Cette nouveauté, à propos de laquelle on pourrait dire, si l'on avait le cœur à rire, que la fluence, affluant un peu trop dans les brochures, influe fâcheusement sur le travail de lecture, est une des plus ahurissantes injonctions de notre ahurissante équipe ministérielle.

Elle vient d'où, cette notion ?

Dans les années 70, de nombreux travaux sur la perception visuelle ont été menés, en France et à l'étranger, pour la lecture, mais aussi pour d'autres domaines, comme le jeu d'échecs, ou la lecture de partitions musicales. En France, l'équipe de François Richaudeau et l'Association Française pour la Lecture (l'AFL), reprenant et approfondissant tous ces travaux, ont contribué à faire connaître deux données importantes, qui remettaient profondément en question les pratiques d'enseignement de la lecture :

1- le fait que des perceptions visuelles soient impossibles lorsque l'œil est en mouvement : celles-ci ne peuvent apparaître que lors de "fixations" de l'œil. Chaque fixation est suivie d'un déplacement du regard au cours duquel aucune perception ne se produit, pour se fixer à nouveau un peu plus loin et enregistrer des informations visuelles, que le cerveau transforme en perceptions.
Ce constat oblige à admettre que le déchiffrage lettre à lettre, avec assemblage de celles-ci en syllabe, est de fait impossible, sauf à ralentir l'observation en ramenant les points de fixation sur chaque lettre, ce qui est absolument contraire à l'acte de lire.

2- le fait que la compréhension et la mémorisation de ce qui a été lu soient étroitement liées à la vitesse de lecture, même si cela semble contraire à la croyance spontanée, qui associe toujours qualité et lenteur.
Ce constat, vérifié et confirmé par de multiples expériences a renforcé encore la conviction que le déchiffrage, qui ralentit l'exploration du texte et restreint la taille des points de fixation (ce qu'on appelle "l'empan visuel") est incompatible avec une lecture efficace.

Oui, mais voilà : ces constats bouleversaient totalement les habitudes d'enseignement et rendaient inutilisables, les méthodes et manuels existants, reposant tous sur le principe d'un déchiffrage indispensable au démarrage de l'apprentissage de la lecture. Tous ceux qui vivaient de la vente des ouvrages spécialisés sur ce point s'affolèrent et leur puissant lobby mit en œuvre tous ses moyens (et il en a !) pour faire oublier ces découvertes malencontreuses.
Résultat, les retombées pédagogiques restèrent confidentielles dans quelques classes, jusqu'à ce que les convaincu(e)s partent en retraite, et le déchiffrage oralisé, put sereinement reprendre sa glorieuse carrière.

Mais cela ne suffisait pas ; le danger restait à craindre et l'on n'est jamais trop prudent ; il fallait trouver autre chose.
Qu'à cela ne tienne : on peut toujours retourner un argument encombrant : il faut lire vite, d'accord ! Il n'y a qu'à associer la vitesse au déchiffrage oralisé, voire à l'en rendre dépendante. La vitesse étant le plus souvent le résultat d'une accélération, disons qu'en accélérant le déchiffrage, on obtiendra de la vitesse de lecture et le tour est joué !
Ajoutons pour plus de sûreté, une pincée de caution scientifique sur la légitimité de ce raisonnement. Facile à obtenir, quand on sait que la Recherche court après les subsides dont l'état est particulièrement avare : un petit coup de pouce financier est un excellent moyen de l'encourager à soutenir une théorie, particulièrement vitale pour beaucoup.

Quelles conséquences, pour le travail en classe ?

Elles sont désolantes de bêtise et catastrophiques pour les enfants.

1- Désolantes de bêtise, parce que l'accélération du déchiffrage oralisé ne peut se faire qu'oralement !
Il s'agit donc de faire lire les enfants à haute voix de plus en plus vite, en les chronométrant, pour atteindre au CE1 50 mots à la minute, et 130 au CM2.
Quand on sait que lire à haute voix un texte qu'on n'a pas lu auparavant — ce qu'on appelle "lire à vue" — empêche de comprendre ce qu'on lit, l'énergie nécessaire à "mettre le ton" n'étant plus disponible pour les opérations mentales de compréhension, on peut affirmer qu'une oralisation accélérée les gêne bien davantage, pour, de surcroît empêcher les auditeurs de comprendre ce qui est lu. Occasion de rappeler que la véritable lecture à haute voix, est une situation de communication orale de la lecture d'un texte pour des auditeurs intéressés par celui-ci, mais qui ne peuvent le lire eux-mêmes.
C'est donc un entraînement à lire sans comprendre et sans pouvoir se faire comprendre, qu'on installe dans la pratique des enfants, au moment où le besoin de comprendre ce qu'on lit et de se faire comprendre des autres en le lisant, devient de plus en plus urgent.

2- Catastrophique pour les enfants, qui vivent des séances d'abrutissement absolu, un vrai dressage, avec à la clé, toutes les conséquences qu'on peut imaginer sur la construction de leur autonomie, le développement de leur réflexion, et leurs capacités à raisonner.

Où est l'erreur ?

Ceux qui ont lu les travaux sur la relation qui unit le fonctionnement de l'œil et la vitesse de lecture, et qui les interprètent comme le fait l'équipe ministérielle, ne sont assurément pas de bons lecteurs, et leurs capacités de raisonnement ont quelques ratés.
Ces travaux en effet, démontrent que la vitesse de déplacement du regard, d'une fixation à une autre, est la même pour les lecteurs lents et les rapides. La différence ne peut donc pas venir d'une accélération de quoi que ce soit, même si on a d'abord été tenté de le croire pour la perception visuelle (voir les exercices proposés dans l'ouvrage de G.Rémond et F.Richaudeau "Je deviens un vrai lecteur" ).
En fait, elle ne peut venir que du nombre de fixations nécessaires pour parcourir une page : moins on utilise de fixations et plus vite la page est lue. Et pour que ce nombre diminue, il faut que les points de fixation soient étendus, c'est-à-dire qu'on ait un empan visuel très large. Ce qui explique, en même temps, pourquoi la compréhension est plus solide : un large empan visuel permet à chaque détail du texte d'être perçu plusieurs fois.
C'est donc l'empan visuel des enfants qu'il faut agrandir, au lieu de le ratatiner avec le déchiffrage. Et ce n'est pas avec des exercices qu'on y arrive, mais avec des pratiques et des habitudes, notamment celle d'explorer la totalité des documents à lire avant toute lecture linéaire, et d'être attentif d'abord, non aux mots du texte, mais à sa périphérie, et à sa mise en page, pour créer un "horizon d'attentes", qui évite les erreurs d'interprétation ; celle aussi de pratiquer des jeux développant la vision périphérique, comme les jeux sportifs d'équipe (basket, foot et autres) ou les jeux de comparaison d'ensembles d'objets semblables à deux ou trois objets près, etc.
Transdisciplinarité, ici encore...

On le voit, rendre nos enfants, vrais lecteurs, c'est possible et ça ne coûte pas cher. Quant aux brochures, elles ont tout faux : pour parodier un grand poète, on peut dire que rien n'est bon en elles, et que tout est à jeter. Il ne faut donc pas les suivre... Mais il est prudent de savoir désobéir : Alain Réfalo qui a payé cher cette liberté vous explique comment s'y prendre :
https://alainrefalo.blog/2019/10/31/de-la-desobeissance-civile-clarification-conceptuelle-et-signification-politique/