Des brochures fort indigestes, qu'il faut néanmoins connaître — et dans le détail — si l'on veut pouvoir s'en protéger sans se mettre en danger : quand la liberté s'envole, la non-obéissance devient périlleuse.
Ces trois brochures (voir en fin de billet le N.B.), dont les auteurs sont assez flous — certaines seulement ont le label du CSEN, le Conseil Scientifique de l'Éducation Nationale — sont intitulées successivement : " Les mots de la maternelle", "Comment choisir un bon manuel de lecture ? ", et "Evaluer pour mieux aider". Elles s'ajoutent aux trois précédentes ("Lire et Écrire", "Point d'Étape CP", et la brochure orange "Pour Enseigner la Lecture et l'Écriture au CP"), sans oublier les programmes eux-mêmes, pour tomber sur les (frêles) épaules des collègues, notamment ceux des cycles 1 et 2, les plus ciblés actuellement. Normal : cycles 1 & 2 sont les années déterminantes pour la suite des études de nos enfants.
Qu'elles soient ou non officielles, elles passent pour, et l'effet est le même.
Elles sont donc à lire avec attention.

Or, comme il faut le rappeler sans cesse à ceux qui font du "goût de lire" l'objectif principal de son apprentissage, nous sommes manipulés par les lectures que nous ne faisons pas : pour que le vrai savoir lire ne soit pas trop encombrant aux yeux des dirigeants, l'un des moyens, existant depuis toujours, est de rendre bien rebutants les écrits importants, l'autre étant d'en enseigner la lecture de façon trompeuse.

(Moralité, il est indispensable d'enseigner aux enfants à se méfier des lectures rebutantes, qui détournent de la lecture, pour, au contraire, les lire doublement, leur côté rebutant étant un indice majeur de leur importance...)

C'est exactement ce qui se passe ici : ces brochures sont superbement conçues, pour parvenir à la fois à imposer une manière de faire, présentée dans ce but de façon très lisible, et des présupposés théoriques flous et jargonneux, que le lecteur pressé va zapper allègrement, sans pouvoir en mesurer les erreurs et les dangers.
De plus, elles sont longues : 63 pages pour "Les Mots de la Maternelle", 34 pages (quand même !) pour "Comment choisir son manuel d'apprentissage de la lecture ?", et 52 pages pour "Evaluer pour mieux aider" (Lecture et mathématiques aux CP et CE1), cette dernière assortie d'une vidéo de messieurs Blanquer, Dehaene et compagnie, en personnes.
Elles sont enfin écrites dans un langage hybride, à la fois vaguement scientifique, tout en se voulant à la portée du débile moyen qu'est évidemment l'enseignant de ces classes.
Elles sont donc très indigestes.

Comme il ne peut être question de les analyser en détail ici, je me contenterai d'en dégager les principaux présupposés dont le style flou et jargonneux a pour but de masquer les implications.

Le plus grave des dangers, qu'elles font courir à nos enfants, qu'elles ont en commun avec celles qui les précèdent, c'est une conception complètement déshumanisée de l'enseignement et des élèves, assimilés dans le traitement prévu, à des objets, des machines, dont on recherche, dans les détails, les défauts de fabrication, afin de les rendre plus efficaces.
C'est parfaitement clair dans la vidéo évoquée, qui justifie les évaluations CP, exactement comme on justifie le contrôle régulier d'une voiture ou de tout autre machine, avec rigueur, et finesse, pour que rien n'échappe à la vigilance des techniciens. Balayant d'un revers de main, tous les travaux des décennies précédentes, qui ont éclairé de façon incontestable l'impact violent qu'un regard, essentiellement négatif, peut avoir sur les enfants de cet âge, ils refusent — ils ignorent ? — les conséquences désastreuses qui s'en suivent, notamment pour ceux qui, selon une formule un peu triviale, mais d'une grande justesse, n'ont que l'école pour s'en sortir.

Ce présupposé de base entraîne d'autres options pédagogiques particulièrement nocives :
* un modèle d'enseignement frontal, à base d'exercices imposés sans droit à la parole, et sans droit à l'erreur, avec des contenus posés d'avance sans aucun lien avec les savoirs déjà-là des enfants ;
* une progression archaïque, qui en est encore à confondre simple et facile ;
* une conception de l'apprentissage comme un empilement de savoirs ajoutés les uns aux autres, oubliant qu'un savoir n'existe que par la maîtrise des relations qui unissent les données découvertes ;
* et surtout un oubli gravissime des caractéristiques particulières de ce que signifie "apprendre" aujourd'hui : face à l'inondation, parfaitement désordonnée, d'informations reçues par les enfants dans leur vie quotidienne, même pour les moins favorisés socialement, le rôle de l'école n'est presque plus de leur fournir de nouvelles informations, mais de les aider à mettre de l'ordre dans celles qu'ils reçoivent, à les classer en construisant les notions nécessaires à cette activité, bref à s'orienter dans cette forêt et à la comprendre.
L'essentiel de nos jours, n'est pas de savoir quantité de choses — mais de savoir, par une maîtrise de la documentation, trouver rapidement celles dont on a besoin, de savoir les situer dans l'ensemble des connaissances, et surtout de savoir s'en servir.
Et rien de tout ça ne figure dans les brochures du CSEN, qui, curieusement, oublient de préciser les objectifs qu'elles visent : après tout, est-il bien nécessaire que les moutons — pardon, les enseignants — sachent où on les mène ?

N.B. je viens d'apprendre l'arrivée d'une nouvelle brochure — une de plus !! — intitulée : "Pour enseigner la lecture et l'écriture au CE1"...
Au fait, le CE1 n'est-il pas la seconde année du cycle 2, lequel en a trois ? Je croyais que le travail par cycle n'avait de sens que si ses trois années ne formaient qu'un tout, sans objectif intermédiaires... Si chaque année a une spécificité, à quoi sert le cycle ?