Au secours ! Enfants maltraités !
Par Eveline, dimanche 3 juin 2018 à 11:09 :: Education, Ecole et Pédagogie :: #346 :: rss
Pousser un cri d'alarme — moins drôle que celui de Devos, certes — est tout à fait nécessaire aujourd'hui, même en attendant les propositions que les lecteurs de ce blog ne vont pas manquer d'envoyer (l'espoir est un droit inaliénable), pour rendre ce blog plus intéressant et surtout plus efficace auprès des collègues en activité : une formule différente, des contenus et des questions proposés par eux etc.
Ce qui se prépare pour la rentrée est terrifiant. Et le premier danger, c'est la résignation molle, voire la somnolence tranquille où nous nageottons plus ou moins égoïstement, telle la grenouille dans son eau tiède, en pensant que, même si cette eau n'a pas très bon goût, c'est déjà pas mal qu'elle soit là, sans se préoccuper de savoir si le gaz est allumé en dessous.
Ce qui se prépare pour la rentrée est terrifiant. Et le premier danger, c'est la résignation molle, voire la somnolence tranquille où nous nageottons plus ou moins égoïstement, telle la grenouille dans son eau tiède, en pensant que, même si cette eau n'a pas très bon goût, c'est déjà pas mal qu'elle soit là, sans se préoccuper de savoir si le gaz est allumé en dessous.
"Indignez-vous !" : c'est le cadeau, offert à nous par un grand monsieur avant de partir. Aujourd'hui, l'indignation est plus que jamais une nécessité : impossible d'accepter une telle non-assistance à enfants en danger. Mais s'indigner n'est qu'un début, comme dit le refrain bien connu : il faut s'organiser et agir. L'eau sera bientôt insupportable et il sera alors trop tard.
A la réflexion, et même si cela n'a guère inspiré nos amis et/ou adversaires, parler de l'humour à l'école au dernier billet, était une idée judicieuse, en cette fin d'année solaire : il vaut mieux en profiter maintenant. À la rentrée, nos collègues ne vont pas beaucoup rire dans leurs classe... Et les enfants pas davantage.
Les préconisations du petit livre orange et autres notes ministérielles, sans oublier celles qui sont annoncées, sont dangereuses pour de nombreuses raisons, qui ne se limitent pas à l'abus de pouvoir, consistant à exiger une manière d'enseigner la lecture sans aucun rapport avec l'acte de lire, mais qui vont du mépris des enseignants, traités de manière infantile, à d'inadmissibles contresens scientifiques sur le fonctionnement de la langue et les processus de l'apprentissage.
Celle que je viens développer ici est assez rarement évoquée : je veux parler de la maltraitance (je pèse le mot !) qu'elles infligent aux petits du CP, et dont les conséquences risquent d'être à long terme catastrophiques.
La moins contestée des conclusions de recherches sur la psychologie des enfants et la manière dont s'effectue un apprentissage est qu'on ne peut apprendre qu'en s'appuyant sur ce que l'on connaît. C'est valable pour tout le monde, y compris en lecture, pour des enfants de CP.
Or, quel que soit le milieu où vit l'enfant, et même s'il n'y a pas de livres chez lui, il a une connaissance de la chose écrite : il en est environné. Partout, il en rencontre : dans la la rue, dans sa maison, sur la télé, sur les jeux vidéo qu'il possède, sur la table des repas, sur les produits alimentaires ou autres que ses parents utilisent, chez les commerçants où il les accompagne, etc.
Sur ces rencontres, il construit obligatoirement des savoirs, des représentations, des images sur ce que c'est et à quoi ça sert — évidemment erronées, pour le moins imparfaites, mais réelles et qui occupent sa petite tête.
En imposant un démarrage abstrait, sans aucun lien avec ce qu'il sait, les préconisation officielles lui font subir un véritable traumatisme — le mot n'est pas trop fort !
Commencer, en effet, l’apprentissage de la lecture par des choses qui ne ressemblent en rien à l’expérience qu'il en a, quand il voit, par exemple, son père ou les gens dans l'autobus, qui lisent des yeux un livre ou le journal, et l'obliger à faire des actions qu'il n'a jamais vu faire par ceux qui lisent devant lui : assembler des lettres, dont il ne sait même pas ce que c'est, prononcer des syllabes, sur un livre ne ressemblant à aucun autre, avec des couleurs diverses, et devoir prononcer des mots et des bouts de phrases qu'il n'a même jamais entendus, c’est d’emblée, le plonger dans un inconnu, quasi impossible à explorer pour lui, et hors de ses possibilités de compréhension.
Certes, les enfants ont de puissantes ressources d'adaptation à ce qu'on leur fait vivre. Mais ces ressources mêmes peuvent se retourner contre eux. Et c'est là que réside l'un des dangers : pour atténuer le traumatisme, on en camoufle la violence sous un ludique trompeur, qui éloigne encore davantage le travail demandé en classe, de ce qu'il a à apprendre. La volonté généreuse de tout enseignant de ne pas blesser l'enfant, en utilisant au maximum les ressources du jeu pour "concrétiser" tout cet abstrait, aggrave encore le danger en empêchant les petits de repérer les spécificités de la langue écrite et de construire les notions essentielles à la compréhension de son fonctionnement.
La conséquence est qu’il va se soumettre affectivement à l’enseignant, sans essayer de comprendre, puisque c'est impossible à cet âge ; il va mettre son intelligence de côté, et se laisser faire pour satisfaire ceux qui lui demandent des choses qu’il ne comprend pas. D’emblée l’école devient pour lui le lieu de la soumission et de la non-réflexion, une sorte de jeu curieux, pas toujours amusant, dont il faut deviner les règles, à tâtons, et naviguer à vue.
Il est facile de deviner ce qui va s'ensuivre après un tel démarrage scolaire, à rebrousse-poil de ce qu’est l'enfant. Son choix : entrer dans le moule, se révolter, ou rester en dehors. Seuls les enfants vivant dans un milieu, où lire fait partie de la vie, pourront faire comme je me souviens avoir fait au même âge, avec la méthode Boscher, et les « ba, be, bi, bo, bu » de mon CP : ils vont DISSOCIER activités de B.A.BA et lecture, prendre celles-là pour des jeux scolaires, caractéristiques de l’école, se convaincre qu’il faut faire comme on demande, sans chercher à comprendre, tout en continuant, à la maison, d’essayer de lire, avec les yeux, partout où il y a de l’écrit. Ils finiront par se construire, cahin, caha, un savoir lire, qui prendra le dessus, plus ou moins bien de toute façon, dès que de vraies lectures, dans les disciplines autres que le français, seront nécessaires en classe : dès le CE1, il faut savoir lire de la grammaire, des maths et des sciences...
Construit tout seul, même pour les plus favorisés, ce savoir lire restera donc incomplet. C'est le cas des lecteurs que nous sommes, capables de lire des romans et de la philo, — rarement les deux pour une même personne — mais incapables de lire une feuille de paie, un texte de loi, un programme électoral, un mode d'emploi, un poème d'aujourd'hui... Les autres resteront prisonniers des mauvaises habitudes acquises (lire linéairement, en oralisant), auront du mal à comprendre ce qu’ils lisent et, pour réussir dans leurs études, devront se débarrasser de ces habitudes catastrophiques pour atteindre un niveau de performance dans ce domaine restant moyen, toute leur vie. Ceux qui ne feront pas d'étude, précisément parce qu'ils ne savent pas lire autre chose que des petites phrases courtes, détesteront lire et resteront en marge de l'essentiel de la vie sociale.
Vous acceptez, vous, que soient interdits de lecture réelle, donc de leur dignité de citoyen libre, les trois quarts de nos enfants ? C'est pourtant bien ce qu'on observe aujourd'hui, non ?
A LIRE ABSOLUMENT :
http://www.meirieu.com/FORUM/carle-syllabation.pdf
Commentaires
1. Le dimanche 3 juin 2018 à 18:13, par Pierre Frackowiak
2. Le mardi 5 juin 2018 à 08:56, par Laurent CARLE
3. Le mardi 5 juin 2018 à 10:24, par Eveline
4. Le mercredi 6 juin 2018 à 16:33, par Sébastien Lemoine
5. Le mercredi 6 juin 2018 à 18:02, par Eveline
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