Le Ministre ne les cache pas, les sources de ses informations sont bien connues et fort limitées : d'une part, ce qu'on pourrait nommer un "bon sens logique évident" (Commencer par le simple pour complexifier progressivement), et d'autre part ce que semblent révéler les travaux de monsieur Dehaene avec ses images cérébrales.
Sur la validité de ces "révélations", ce blog a souvent présenté des arguments les contestant, auxquels nulle démonstration contraire n'a été fournie jusqu'ici. Sur la question de la logique de "bon sens" également : le fonctionnement d'un enfant, comme celui d'un adulte, n'a rien à voir avec la "logique", et le simple ne saurait être un commencement pour un enfant.
Quoi qu'il en soit, il reste bon nombre d'oublis sur les données à prendre en compte pour venir donner des recommandations aux enseignants sur leur travail dans ce domaine.
L'enseignement de la lecture concernant à la fois des ENFANTS et LE MONDE DES CHOSES À LIRE, il va de soi que la manière de s'y prendre pour cet enseignement ne peut être défini qu'en croisant les données scientifiques sur le fonctionnement psychologique d'un enfant de cet âge, (qui ne saurait se limiter à celui du cerveau), et celles qui concernent le fonctionnement de la langue des écrits, fonctionnement à la fois linguistique et social.

Or, à la base de ces oublis, se cache un oubli majeur, qui est que l'enfant, même au moment où il arrive au monde, n'est JAMAIS VIDE DE SAVOIRS. Tous les travaux sur le bébé (entre autres, "Le bébé est une personne" de Bernard Martino), nous ont appris que, même dans sa vie intra-utérine, en même temps que se développait son cerveau, le bébé construisait des savoirs, des savoirs qui n'ont cessé de se développer et s'enrichir, dans la vie qui est ensuite devenue la sienne. Et l'on notera que, quel que soit le milieu où il vit, l'écrit y est omni-présent : même si, pour des raisons de culture déficiente, la LECTURE n'y existe pas toujours, les ÉCRITS, eux, sont là tout de même, autour de lui, dans la rue sur tous les murs, dans la maison, sur la télé, sur les jeux vidéo, sur les portables, sur la table des repas, etc.
Donc, sur l'écrit aussi, les enfants savent tous des choses, plus ou moins selon les milieux, et, bien sûr, pas tous les mêmes ; ils ont des représentations de ce que ça peut être, et de ce à quoi cela peut servir. La plupart de ces savoirs sont sans doute très loin de la réalité, et truffé d'erreurs plus ou moins fantaisistes, mais ILS SONT LÀ.

Les conséquences sont faciles à repérer, bien que que le Ministre, et tous ceux qui le défendent, semblent n'en avoir jamais entendu parler :
1- Il est impossible de faire comme s'ils n'existaient pas, car leur présence fait obstacle à toute information étrangère à eux.
2- Cette présence provoque des difficultés importantes pour les apprentissages, ce que les spécialistes appellent des "obstacles épistémologiques".
3- Cette situation éclaire d'un jour très différent le métier d'enseignant, qui, dès lors, ne peut se contenter de "transmettre la lecture," telle que la considère celui qui sait lire. Il doit au contraire, réunir les conditions pour que les enfants surmontent ces obstacles.
4- Pour ce faire, il va de soi qu'il faut les connaître, et les prendre en compte, pour que l'enfant retrouve ce qu'il croit savoir et puisse le faire évoluer dans la bonne direction.

La conséquence pédagogique apparaît dès lors incontournable, évidente : pour que les petits retrouvent à l'école ce qu'ils savent déjà, il faut prendre appui sur les écrits que les enfants connaissent, ce qu'ignorent les méthodes, qu'elles soient syllabiques ou non. Comme on l'a déjà démontré ici, les deux méthodes évoquées sont loin d'être le seul choix de pratiques possibles, proposé aux collègues.
* d'abord, prendre en compte les savoirs des enfants est indispensable à leur sentiment de SÉCURITÉ, sans lequel ils apprendront avec beaucoup de difficultés ;
* ensuite, on sait, par les travaux nombreux sur le fonctionnement de la communication, que la condition élémentaire pour qu'une communication "passe", est que le partenaire trouve au moins UN élément connu de lui dans ce qu'on lui communique. Si tout est nouveau pour lui, non seulement il ne comprendra pas, mais il n'entendra même pas ce qui est dit. On retrouve ici, entre autres, une des définitions de la "zone proximale de développement, proposée par Vygotski.

Les contenus à enseigner deviennent alors définis par ces obstacles : il s'agit de les prendre un par un et d'installer des situations permettant aux enfants :
* de prendre conscience que les choses ne sont pas exactement comme ils croyaient ;
* de trouver la direction à prendre pour que puisse évoluer ce qu'il croyaient savoir.

Quels sont donc ces "obstacles" à surmonter ?

La liste en est longue. Elle concerne chacun des aspects du savoir lire : les aspects langagiers évidement : le fonctionnement des signes graphiques, mais aussi le lexique, la syntaxe, les balises de sens, qui sont toutes différentes, à l'écrit, de ce qui est entendu à l'oral, le rôle des "petits mots", les fameux "mots-outils" — dont le Ministre interdit la présence au CP, alors qu'ils constituent l'une des spécificités essentielles de la langue française ! — sans oublier les objets à lire, la manière de s'en servir, et tout ce qui concerne la "compréhension", sujets longuement évoqués sur ce blog.
je voudrais seulement en évoquer un ou deux, relatifs à la langue et au "comportement de lecteur" :

* La spécificité des signes graphiques, par opposition aux objets connus connus des enfants.

Pour savoir lire, les enfants doivent avoir compris que les signes graphiques ne sont pas comme les objets qu'ils connaissent, qu'ils ne sont pas "logiques", c'est-à-dire qu'ils n'ont pas de sens en eux-mêmes, mais qu'ils peuvent en créer uniquement par leur nombre et par leur ordre. C'est ce que le linguiste André Martinet a appelé "la double articulation du langage".
On peut noter au passage que c'est là un parallélisme très intéressant avec la matière : celle-ci est composée de molécules (qui sont de la matière) mais qui sont elles-mêmes composées d'atomes qui n'en sont pas, et qui en produisent par leur nombre et par leur ordre dans les molécules.
Or, les travaux menés sur les représentations des enfants (notamment ceux d'Emilia Ferreiro) ont mis en évidence qu'ils sont très loin de cette conception : pour eux tout est pareil et tout signifie. Leur représentation de la signification est à la fois globale et floue, et ils n'ont pas du tout l'idée qu'elle peut être le résultat d'une mise en relation d'éléments différents. Pour eux chacune des lettres des mots signifie le mot entier, et peu importe l'ordre dans lequel elles sont rangées... Qu'elles y soient toutes ou non n'a aucune importance, et affirmer, comme je l'ai vu faire au CP, que les mots "lion" et "loin" sont les mêmes, n'a rien à voir avec une "dyslexie" quelconque ! C'est simplement le résultat du fait qu'on n'a jamais travaillé là-dessus.

On comprend bien que présenter ces notions comme évidentes — au point de n'en jamais parler — ne peut être que catastrophique pour un grand nombre d'enfants, chez qui la lecture est presque inexistante, et qui n'ont donc pas eu l'occasion de les découvrir : ceux qui sont plus chanceux ont pu le faire, mais plutôt cahin caha, et de façon très imparfaite.
Tous ont besoin qu'on y travaille.
Il faut donc très tôt, faire en sorte que les enfants découvrent des différences qui n'ont rien d'évident pour eux : travailler sur des anagrammes, pour qu'ils découvrent que le sens des mots change quand l'ordre des lettres n'est plus le même ; découvrir la différence qui sépare les chiffres et les nombres, les quantités et les numéros, (c'est de la lecture, et non des maths !!) ; celle qui oppose le "m" de monsieur, moutarde, maman, etc., qui, commun à tous ces mots n'a, en lui-même aucun sens, mais contribue à en créer par sa présence, et celui de M.Untel, où le "m" a un sens, et signifie "monsieur".
Si cela n'est pas travaillé de façon approfondie (et pas seulement expliqué un jour), on laisse une infection d'ignorance et d'idées fausses s'installer sous une croûte de faux savoir, qui se révèlera beaucoup plus tard et de façon d'autant plus grave qu'elle aura mis plus de temps à apparaître.

Autre exemple : apprendre à formuler des hypothèses, avant d'être sûr de ce qu'on a compris>.

Pour que le savoir lire soit efficace, il faut avoir construit un signal d'alerte permettant de savoir qu'on a commis une erreur dans l'interprétation de ce qu'on lit. Autrement dit, il faut avoir, tout en lisant, et de manière disponible, la possibilité de raisonner sur la pertinence de ce qu'on est en train de comprendre. Cela implique d'être capable d'en douter.
En général une objection s'élève ici, pour rappeler qu'un enfant est déstabilisé par le doute qui l'empêche d'agir, et qu'il a besoin de certitudes.
Raisonnement bien discutable, qui oublie des textes importants, (Descartes et Spinoza, entre autres) qui nous ont appris que le doute existe sous deux formes, une forme nocive qui tue effectivement l'action, mais aussi une forme positive qui est au cœur de l'esprit scientifique et qui pousse à différer le jugement, pour en vérifier, par d'autres moyens, la pertinence.
Comme c'est là un comportement non naturel, il est essentiel que des situations de remise en question des évidences apparaissent très tôt dans l'expérience des enfants, et qu'on ne les trompe pas en leur faisant croire à des certitudes. Faute de quoi, la relativité et le fait que la vérité n'est que provisoire, seront de plus en plus difficiles à admettre.
C'est essentiellement par le travail de groupe et la confrontation avec les pairs que les certitudes peuvent être mises en doute avec le moins de difficultés, faisant apparaître la nécessité d'aller plus loin dans la réflexion et l'étude, afin de pouvoir vérifier, à partir d'autres sources d'informations, la solidité de la compréhension première.

On observe, à ce sujet, que la pratique du déchiffrage oralisé, rend quasiment impossible cette présence du raisonnement pendant la lecture : activité besogneuse et pénible pour la plupart des enfants, celui-ci consomme la totalité de leur énergie, ainsi que l'illustre la réponse célèbre d'un gamin de la classe paternelle, à la question du maître lui demandant ce qu'il vient de lire : 'j'sais pas, m'sieur, j'lisais !".
Faire croire qu'un mécanisme existe dans la lecture est une de ces "fake news" dont on déplore actuellement la prolifération.

Non seulement rien n'est dit, dans les recommandations ministérielles, sur ces nécessités, mais les conseils donnés vont dans les directions les plus nocives qui soient pour la maîtrise de la lecture. Ces recommandations sont dangereuses : il faut le dire et le redire.
Il faut convaincre les collègues de travailler sur les véritables difficultés, auxquelles les petits sont confrontés. Il faut cesser de maltraiter ceux-ci en leur imposant des pratiques qu'ils ne peuvent comprendre, qui vont à l'encontre de ce qu'ils sont, qui les blessent affectivement et qui leur insufflent des conduites inefficaces, dont ils devront se débarrasser pour effectuer les lectures exigées dans leurs études, et leurs activités professionnelles futures, ce qui revient à les mettre en échec par avance : tout le monde ne parviendra pas à s'en débarrasser. Les vrais lecteurs constituent à peu près le dixième des habitants de ce pays. Va-t- continuer longtemps à trouver cela normal ? Va-t-on continuer longtemps à proposer des solutions qui ne font qu'aggraver l'échec ?

La mode est aujourd'hui de lutter contre l'obsolescence programmée des objets fabriqués... Ne pourrait-on pas lutter de la même manière contre l'obsolescence programmée du savoir lire ?