Un beau texte pour lancer ce billet : la conclusion de l'article de Patrice Heems, un "Ch'ti" de Fresne sur Escaut, formidable instit' qui participa avec nous à la recherche INRP sur l'oral— et continue de faire un énorme travail dans son coin du Nord.
Ce qui nous gêne le plus lorsque les enfants se mettent à mener la discussion, c'est que c'est « ingérable ». Le capitaine perd le contrôle du navire et il n'aime pas ça !
Alors, le plus souvent, la parole des élèves est bannie de l'école. Plus on avance dans les grandes classes, plus elle est canalisée, brimée, clandestine. Elle se glisse subrepticement dans les moments de flottement, juste avant d'entrer en classe, entre la sonnerie et le début du travail. Elle est rapide, fugitive et se contente pour toute réponse d'un bref grognement approbateur du maître. Et puis, petit à petit, elle disparaît complètement derrière la parole officielle : l'élève, passant sous les Fourches Caudines du silence obligé, est devenu un « bon élève » qui sait se taire, s'asseoir et apprendre. C'est assez troublant, si l'on y réfléchit, de se dire qu'une partie de notre rôle consiste, en fait, en un enseignement du silence.


Un enseignement du silence : tais-toi, écris ! C'est la devise de l'école française.
Et pourtant, le bon La Fontaine l'a fort bien dit : pour pouvoir tenir le fromage, il faut d'abord tenir le langage !

Il est symptomatique que la première des "compétences et connaissances ", énumérées par les programmes 2016 — qui révèlent pourtant une conception de la pédagogie nettement plus avertie que les précédents de 2008, soit : Écouter pour comprendre un message oral, un propos, un discours, un texte lu à haute voix.
Quant aux trois autres, les voici :
* Parler en prenant en compte son auditoire.
* Participer à des échanges dans des situations de communication diversifiées.
* Adopter une attitude critique par rapport au langage produit.
Passons sur leurs contenus, vagues, et ambigus, notamment la dernière, et observons ce qui inquiète : une absence ! Celle de la prise de parole en public, pourtant le cœur essentiel d'une pédagogie de l'oral et le symbole même de la démocratie. Ne peut-on pas, en effet, définir celle-ci comme un système social qui donne la parole à tous, sans aucune distinction, de quelque nature qu'elle soit ?

Dans les faits, la prise de parole est peut-être donnée à tous par la loi, mais, de toute évidence, l'école a été chargée de faire en sorte que tous ne soient pas en état de la prendre.
Et elle y réussit admirablement, avec cette touchante résignation désolée, déplorant que beaucoup d'enfants (et autant d'adultes) soient trop timides pour oser parler en public : il faut respecter la nature des enfants, n'est-ce pas ?
Comme si cette capacité était un déterminisme auquel on ne peut rien, surtout quand ça arrange le pouvoir !
Il est en effet, bien plus confortable de laisser la parole aux "grandes gueules", en oubliant que ceux qui ne disent jamais rien sont parfois ceux qui auraient à dire les choses les plus intéressantes. Il est vrai que permettre à ceux-ci de les dire n'est pas sans danger, faisant courir le risque qu'elles bousculent quelque peu l'ordre immuable du système. Principe de précaution d'abord !

Une pédagogie de la prise de parole ?

Elle est toujours à construire, empêtrée comme elle se trouve, dans des traditions coriaces.

1- Avant tout, se débarrasser d'une au moins de ces traditions, propres à l'enseignement du français : vouloir à tout prix qu'oral et écrit soient associés, enseignés ensemble et soigneusement mélangés.
On sait le mal que l'on a à débarrasser l'apprentissage de la lecture de son passage prétendument obligé par l'oral. On observe la même erreur, inversée, dans la seule situation de prise de parole existant parfois à l'école, l'exposé oral. Nombre de professeurs tolèrent, voire, conseillent, aux enfants, d'écrire leur exposé par sécurité. C'est bien la preuve qu'ils ignorent le fonctionnement d'une prise de parole.
Quiconque a eu à faire une présentation orale (rapport oral, exposé ou conférence) sait que la principale difficulté de la prise de parole, c'est qu'elle doit être improvisée. Préparée, certes, dans ses contenus, mais dite de façon directe et improvisée, sans jamais préparer les phrases : avec un texte déjà écrit, il est quasiment impossible de faire autre chose que le lire à haute voix, sauf à le dire par cœur, ce qui, dans les deux cas fait disparaître tout naturel et toute efficacité. Paradoxalement l'improvisation doit se préparer pour être improvisée : les comédiens, comme les musiciens, le savent bien.
Et se lancer sans avoir préparé ses phrases, ce n'est pas facile ! On mesure l'absurdité qu'il y a ici à faire faire des exposés oraux sans avoir mis en place un apprentissage approfondi de cette activité.

2- Apprendre à prendre la parole... oui mais comment ?
Piller Philippe Meirieu et son titre célèbre est parfaitement justifié ici, car c'est l'un des domaines où les enseignants se trouvent le plus démunis. J'ai même souvent entendu des collègues me dire : " Mais voyons il est impossible d'enseigner l'oral ! D'abord, on ne peut pas le noter !!"
Ben voyons ! Chacun sait qu'il ne peut y avoir d'enseignement si la notation est impossible !!! Comme dirait la publicité : "Vous trouvez ça stupide ?"

Notation ou pas, il y a des apprentissages à mettre en place, et sur des points auxquels on ne pense pas toujours.
* D'abord, des situations fonctionnelles à installer : si les enfants n'ont pas l'occasion d'utiliser en vraie grandeur ce qu'ils apprennent, les apprentissages ne prendront guère. Il faut que la prise de parole ne soit pas "tolérée", comme elle l'est, dans les bonnes classes avec les inconvénients que Patrice analyse, il faut qu'elle existe effectivement, prévue à l'emploi du temps. Et le premier moyen, c'est une organisation démocratique de la classe, avec les régulations prévues officiellement à des dates connues, où les enfants apprennent à tenir tous les rôles, qu'impliquent les situations de réunion de travail : animateur, secrétaire, rapporteur, participant actif, accompagnée de tous les moments de prise de parole liées aux projet de la classe (enquêtes, travail de groupe, journaux "radiophoniques", etc.)
Ensuite, il faut savoir sur quoi travailler pour devenir capable de tenir ces rôles, et c'est là que sont souvent oubliés les domaines les plus importants en fait.

* Quand on doit parler à un groupe un peu important de personnes (plus de dix), on se lève et on se place en face de ceux à qui on s'adresse.
Pour l'avoir vu et revu maintes fois, j'ai toujours été très choquée de voir que beaucoup d'enseignants laissent à sa place, parfois même assis, tournant le dos aux trois quarts de la classe, l'enfant qui doit dire un poème ou qui veut raconter quelque chose, l'argument étant que l'enfant est trop timide et ne supporte pas d'être sous les regards des autres... Il est pourtant évident que cette forme de prétendu respect en est tout le contraire, puisqu'il enfonce l'enfant dans sa fermeture, au lieu de l'aider à en sortir.
Le problème ici, c'est l'ambiance de la classe, et la place qu'y occupe l'enseignant. Il va de soi qu'il n'est nullement question de contraindre l'enfant : c'est toute la classe, au contraire, qui doit l'aider à le faire, comme une victoire sur sa propre peur, et qui va lui donner le sentiment qu'il est en train de grandir.

* En relation avec ce qui précède, il faut apprendre à regarder ceux à qui on s'adresse. L'oral, c'est d'abord le regard.
On a tous des souvenirs de profs faisant leur cours assis, les yeux au ciel, fixés sur la ligne bleue des Vosges, comme on dit, — ce qui, il est vrai, était bien commode pour pouvoir faire son courrier personnel pendant que le prof parlait, mais au plan pédagogique, l'efficacité restait faible !
Les spécialistes expliquent que pour être écouté par les auditeurs, il faut que le locuteur puisse croiser le regard de chacun d'eux à un moment de son exposé. Il existe des quantités de jeux permettant de s'y entraîner.

* L'autre particularité de l'oral, c'est qu'il met en jeu le corps : la voix, la respiration, la posture et les gestes. Son apprentissage est donc en relation étroite avec l'Éducation Physique. Pour parler en public, il faut penser que les autres, en face, avant de vous écouter, vous regardent. Beaucoup perdent de leur efficacité en oubliant ce détail. C'est pourquoi, en formation, nous avions à Toulouse installés des enregistrements vidéo de Normaliens faisant un exposé, ou un cours : le visionnement était en général très édifiant et très surprenant pour l'acteur, qui avouait n'avoir pas conscience de ses gestes et de ses tics, dont l'inconvénient est alors qu'ils captent toute l'attention des élèves.
Il faut travailler la voix et apprendre à parler dans le masque, c'est-à-dire savoir parler sur le souffle sortant (et non sur le souffle coupé, comme font les timides), et se servir de ce souffle sortant pour se faire entendre. Ce n'est pas en "élevant la voix" qu'on se fait entendre, c'est en respirant convenablement. L'absence de formation sur ce point explique que les enseignants soient les plus gros clients des oto-rhino, champions du "casser la voix" sans avoir pour autant le succès du célèbre Patrick.

* Il faut aussi penser à ceux qui écoutent et les aider à suivre l'exposé s'il doit être un peu long. C'est pourquoi il est d'usage de donner le plan qui sera suivi. Autant il est absurde de l'annoncer dans un écrit (dissertation synthèse etc.) — même si c'est régulièrement demandé par les professeurs qui prennent les étudiants pour des débiles — autant il faut l'annoncer pour un exposé oral : on sait que sur une heure d'écoute, seules dix minutes seront retenues...
Il faut enfin avoir "potassé" suffisamment les contenus pour pouvoir faire l'exposé avec comme seul soutien le plan prévu et quelques notes à l'intérieur. Et ceci doit être la règle dès les premiers exposés du cycle 3 de l'école primaire.
C'est aussi pourquoi, il est souhaitable qu'à cet âge, les exposés soient toujours confiés à deux élèves, trois au maximum, mais jamais à un seul.

Tout cela débouche sur des demandes importantes ; une autre formation, une autre conceptions des savoirs et de leur apprentissage, une autre présence de la parole en classe. L’enfant, on le sait, étymologiquement, c'est "l’infans", — celui qui ne parle pas, “celui qui se tait, celui qui est tu".
Il faut que ça change, et que, selon le mot de Jacques Salomé, on se décide à rendre à ces "m’hommes", le droit de dire, et de se dire.

Oui, je sais : c'est une montagne à déplacer.
Si seulement, cette réforme du bac, si controversée, aboutissait à secouer un peu cette montagne en forme de mammouth immobile...