Remettons tout de suite la pendule à l'heure : si la pédagogie est une science, ce ne peut être qu'une science humaine : le Ministre et son Conseil, auraient-ils oublié qu'elle concerne et met en jeu des êtres humains ?
Donc ce n'est certainement pas une science exacte : elle n'a aucune "vérité" définitive à trouver.
Contrairement aux sciences, dont l'objet est de construire des connaissances sur le monde qui nous entoure, l'objet de la pédagogie est de définir des stratégies d'UTILISATION et de DIFFUSION de ces connaissances, ainsi construites par les diverses sciences.
Elle ne vise pas la construction des moyens de comprendre le monde, mais celle des moyens de faire comprendre ceux-ci, et donc d'agir.
C'est pourquoi les chercheurs en pédagogie, nouvelle race, créée dans les années 60, par un ministre outré de voir trop d'enfants en échec, ont parlé à son sujet de "recherche-action", ce qui fut immédiatement considéré comme un terme péjoratif, voire obscène, par les "vrais" chercheurs universitaires. Tant il est vrai qu'en France, l'action est objet de méfiance, et ce qui n'est pas pure spéculation, bien abstraite, et, surtout, bien auréolée des lumières de la technologie la plus haute, n'est que minable roupie de sansonnet.
Et comme on voit, ce n'est pas en voie d'amélioration !

C'est ainsi que, pour ce qui est de la lecture, par exemple, (mais l'exemple n'est pas anodin !) ce sont les neurosciences, qui sont appelées pour justifier une approche de son enseignement parfaitement conforme à la tradition la plus ancienne et la plus coriace. Il se trouve, curieuse coïncidence, qu'elle est aussi la plus rentable économiquement, du moins pour les fabricants des outils utilisés.
Certes, quand il affirme que les images cérébrales prouvent l'efficacité des propositions traditionnelles de cet apprentissage, l’argument officiel semble solide ; et beaucoup s'en déclarent convaincus.

Trois objections, pourtant, à ces affirmations n’ont toujours pas reçu de réponses pouvant les démentir.

1- Les images, qu’elles soient cérébrales ou non, sont TOUTES, fondamentalement polysémiques ; leur interprétation peut toujours être contestée.
Et ce, d’autant plus qu’elles sont protégées par le fait que bien peu savent les lire. La conséquence en est que les spécialistes peuvent leur faire dire ce qu'ils veulent : ils ne courent guère de risques d'être contredits. Force est d'admettre toutefois que cela rend suspectes les affirmations de ceux qui se trouvent ainsi à la fois juges et parties.

2- On constate qu'une seule science est convoquée officiellement, disons une seule famille de sciences. Cela devrait surprendre. En tout état de cause, on voit mal comment les données scientifiques d’une seule famille scientifique — fût-elle de celles qui étudient le cerveau — pourrait suffire à définir un objet aussi complexe que la pédagogie. Quelque importantes que soient ces dernières, d'autres sont indispensables : science humaine, la pédagogie est intéressée par toutes celles qui concernent les êtres humains, qu'il s'agisse de leur fonctionnement psychologique, physiologique, social, de leur langage et du fonctionnement de celui-ci, de la manière dont ils acquièrent des connaissances, toutes choses que les images cérébrales ne sauraient expliquer.
On est du reste amenés ici à se demander à quel point le cerveau serait seul aux commandes des comportements humains, et si l'on n'aurait pas quelque raison de penser que, dans une certaine mesure, il est peut-être influencé aussi par eux.

3- Mais l'argument le plus préoccupant, parce qu'il ne met pas seulement en jeu des données intellectuelles, mais également des données morales, c'est celui du refus de prendre en compte les autres recherches. Jamais, dans toute l'histoire des recherches scientifiques, on n'avait vu, jusqu'ici, une science nouvelle s'installer, en rejetant d’un revers de main, tous les travaux antérieurs, — et ce, sans avoir démontré, de façon objective, SCIENTIFIQUE, les erreurs de ceux-ci.

Ce constat est d'autant plus grave, que les données nouvelles sont en contradiction flagrante avec toutes les conclusions des travaux précédents concernant non seulement la lecture (linguistique et fonctionnement de la langue, psychologie des enfants et celle de l’apprentissage, travaux sur le fonctionnement de l’œil en lecture etc.), mais aussi tous les autres domaines de l'enseignement.
Toutes les disciplines sont impactées par les préconisations officielles, qui confondent "simple" et "facile" — confusion qu'on ne pardonnerait pas à un normalien de première année —, et qui ignorent les besoins fondamentaux de tout apprentissage, comme celui de s'appuyer sur les savoirs existants des enfants, celui aussi d'avoir du temps pour pouvoir transformer ceux qu'ils avaient, celui aussi d'être respecté en tant que personne ayant une expérience de la vie, certes enfantine, mais réelle.

4- A tout cela s'ajoute le choix absurde, mais largement estampillé "scientifique", des critères d'évaluation d'une pratique pédagogique : le pilotage par les résultats obtenus !!
Comment peut-on sérieusement penser que les résultats obtenus par les élèves dans une classe, puissent être un critère d'évaluation d'une pédagogie ? Imagine-t-on la myriade de raisons, complètement extérieures à la "méthode" utilisée par l'enseignant, qui peuvent expliquer la réussite — ou l'échec — d'un élève ?
Et même si une pratique donnée, définie par des contenus précis, semblait, aujourd'hui et dans un endroit donné, avoir contribué fortement à la réussite d'une majorité d'élèves,elle ne prouverait rien de durable : on sait bien que cette "impression" (car ce n'en est qu'une ! ) ne saurait durer, ni dans le temps, ni dans l'espace : l'année suivante, ou ailleurs, elle ne fonctionnera pas de la même manière et les contenus ne parleront pas la même "langue" aux enfants qui ne s'y retrouveront pas forcément.

Ce qui doit être scientifique, ce n'est pas la pédagogie — on pense à l'horreur que suscitait le terme de science chez Célestin Freinet ! — c'est le raisonnement qui conduit à la définir : un raisonnement qui implique la prise en compte de toutes les données concernées, de toutes les variables possibles.
Seule la cohérence des données théoriques, sur lesquelles repose la pratique, et la rigueur de leur choix, peuvent apporter quelques hypothèses d'explication des résultats, et encore de façon provisoire et relative.
Aucun critères d'évaluation d'une pratique ne sera jamais valable partout et toujours : qu'on le veuille ou non, le métier d'enseignant est un métier de parieur : nous travaillons sur du vivant et du vivant LIBRE. On peut parier intelligemment, en raisonnant, ou préférer s'en remettre au hasard ou à la tradition (c'est largement pareil) : ce qui compte, c'est d'avoir raisonné. Personne n'a le droit d'imposer une pratique, fût-ce au nom d'une science. Qui dit "science", dit intelligence et liberté : je me trompe ?

Science sans conscience, a dit un grand monsieur, n'est que ruine de l'âme.
La citation s'impose aujourd'hui, et c'est très inquiétant.