En fait, c'est un sujet, pas si "nouveau" que ça, comme on va le voir, mais qui touche surtout un autre "défaut" de l'école que nous souhaitons voir changer, je veux parler des jugements discriminatoires sur la manière de prononcer, une des facettes de l'esprit "raciste", peut-être la plus sournoise et la plus dangereuse, car elle se pare de motifs nobles, ou considérés comme tels. Il est vrai que c'est un problème dont on parle peu, et dont les ravages se font en secret, dans une immunité totale, notamment à l'école, où règne en maître une normativité d'autant plus radicale qu'elle repose sur une ignorance totale de ce qu'est la langue française.
Les ennuis du héros de ce film font immédiatement penser à d'autres scènes, scolaires précisément, comme celle que raconte Suzel, dans un beau livre, intitulé : "Cher pays de mon enfance : paroles de déracinés", publié en 2005, aux Éditions "j'ai Lu", par jean-Pierre Guéno et Jérôme Pecnard, à partir d'un appel lancé sur Radio-France, qui invitait tous les "déracinés" à raconter leur histoire. Suzel, rapatriée d'Algérie, raconte sa vie à l'école française où elle vient d'entrer. Son texte est connu, mais il il n'est pas inutile de le relire.

J'étais plutôt une bonne élève. Je m'appliquais tout particulièrement à l'étude et connaissais mes leçons sur le bout du doigt. La matière que je préférais était le français. Un jour que nous apprenions l'imparfait, la maîtresse me demanda de réciter le verbe « chanter ». Je me suis levée et j'ai déclamé, consciencieusement: « Je chantais, tu chantais, il ou elle chantait, nous chantions, vous chantiez, ils ou elles chantaient. » Je savais parfaitement conjuguer les verbes à l'imparfait. J'étais fière, je n'avais pas fait de faute, lorsque j'entendis la maîtresse m'interpeller: « Ce n'est pas comme ça ! On dit : je chantais avec un ai ouvert et pas avec un é fermé. Tu comprends ? Recommence. » Je recommençai, sans comprendre. J'étais sûre de ce que je disais, d'ailleurs, elle disait pareil. Mais la maîtresse, furieuse, me hurla dessus : « ai ouvert et non fermé. Recommence ! »
Je n’entendais pas la différence ; je ne comprenais pas ce qu'elle voulait de moi, ce qu'elle voulait que je dise.
Sans cesse, elle me fit reprendre mais je persistai malheureusement avec mon « je chantais » et le « é fermé ». Elle entra alors dans une colère noire, toute la classe se moqua de moi, ricanant sans retenue. J'étais mortifiée.
Dans la foulée, elle insista autant qu'elle put, avec le « lait» et tous les autres mots qui se terminent par un « ai » ouvert. Et enchaîna avec le « o » de rose. Tous les enfants se gaussaient.
Ma matière préférée devint un véritable cauchemar. A la maison, tout le monde parlait comme moi. Ailleurs, on me disait sur un ton méprisant que j'avais l'accent pied-noir. Je fis d’énormes efforts pour le perdre. J'y parvins assez vite, je crois. Mais aujourd'hui lorsque j'entends cet accent, je me sens envahie par une immense vague de tendresse. J'adore l'accent pied-noir.


Les ignorances et les erreurs de cette institutrice sont nombreuses, linguistiques, psychologiques, pédagogiques... Elles sont pourtant toujours d'actualité : une telle scène se revit tous les jours, avec les "sons" qu'il faut entendre, la "conscience phonologique" qu'il faut avoir, et les syllabes dont il faut frapper le nombre exact.
Les erreurs psychologiques et pédagogiques sont évidentes. Mais peut-être pas forcément celles qui relèvent de la linguistique.

La langue — on le sait, mais on continue de ne pas l'enseigner — est un lieu de variations pour la prononciation comme pour tout le reste de son fonctionnement. Ces variations dépendent des régions mais aussi des situations de communication, et des projets de celui qui parle, quant au résultat qu'il attend : amuser, choquer, émouvoir son partenaire, etc.
Il n'y a donc pas de "bonne" prononciation du français.
Mais il faut savoir que ces variations ont eu pour conséquence la disparition du rôle linguistique de certaines oppositions vocaliques. C'est le cas, par exemple de l'opposition "in"/"un" : si ceux du sud de la Loire comprennent tout de suite la différence de sens entre "un brin" et "un brun", ceux du nord de ce fleuve ont besoin d'utiliser le contexte pour les différencier : ils ont perdu, en effet, le "un", et ne l'entendent plus chez ceux qui l'ont encore.
Inversement, ceux du sud ont perdu le "o" et le "a" fermés, qui permettent aux gens du nord, de ne pas confondre les "pattes" et les "pâtes", elle "saute" et "elle est sotte". Mais là aussi, ceux qui les ont perdus s'en passent très bien, avec le contexte et un système de compréhension différent.
Les choses sont bien faites : quand un type d'opposition vocalique ou consonantique disparaît, on trouve un autre moyen de comprendre : aucune raison de hurler à la décadence linguistique ; c'est l"évolution qui veut ça, et c'est très bien.

Or, une de ces variations vocaliques a une histoire particulièrement complexe : c'est l'opposition "é" /"è".
Contrairement à ce que vocifère l'instit' de Suzel, elle n'a plus aucune valeur linguistique en français : selon les régions, certaines ferment systématiquement la voyelle et prononcent le même "é" partout, y compris en syllabe fermée, prononçant la "mér", tandis que d'autres l'ouvrent systématiquement et prononcent "le nez", comme "il naît".
Les choses sont même encore plus compliquées dans la région parisienne, où l'on prononce le "est" de "Pierre est parti", exactement comme le "et" de "Pierre et sa sœur sont là ". Pourtant, à la question "Pierre est-il parti ? ", la même personne répondra : "Parti ? oui, il l'est", avec un superbe "è" ouvert. Cohérent ou pas, c'est comme ça, et on n'a rien à critiquer là-dedans !

On voit à quel point cette normativité intégriste qui prétend exiger que des petits Parisiens distinguent "et" de "est", "je chantai" et "je chantais", alors qu'ils les entendent comme le même son, peut les mettre en difficulté : il n'est sûrement pas excessif de dire que, parmi les difficultés auxquelles se heurtent les enfants en français, une sur deux vient de l'école et de la manière dont elle enseigne ce domaine du savoir.
Et c'est là que l'apprentissage de la lecture revient en force : on découvre une raison de plus de refuser la conception officielle de son apprentissage, collée à l'oral comme une ventouse. Comment les enfants peuvent-ils vivre les difficultés, qui surgissent de la contradiction opposant un oral, aux sonorités éminemment variables dans toute la Francophonie, et un écrit qui est le même pour tout le monde ? Comment oser dire aux petits que les lettres ont un son, alors que la prononciation de ce "son" n'est pas la même partout pour le même mot ? Quand cessera-t-on de mettre ainsi en danger les enfants, notamment ceux qui n'ont que l'école pour s'en sortir, car de toute évidence, les autres finiront toujours par s'accommoder de l'incompréhensible.

Mais je voudrais insister sur un point du récit de Suzel : Je n’entendais pas la différence ; je ne comprenais pas ce qu'elle voulait de moi, ce qu'elle voulait que je dise..
Il est là, le véritable problème : c'est que les sujet parlants N'ENTENDENT pas les sons qui n'appartiennent pas à leur langue. On connaît la "bien bonne" de l'Arabe à qui on demande de répéter le mot "pomme de terre" et qui répond en disant "boum di dire": c'est exactement ce qu'il a entendu, avec ses trois voyelles et l'absence de consonnes sourdes de son système phonologique.
Comme Suzel, si on l'accuse de provocation, il ne pourra pas comprendre la colère de ceux qui l'accusent ainsi.
J'ai eu la chance de pouvoir travailler en FLE (français, langue étrangère), avec des enseignants remarquables, qui insistaient — sans que ce soit entendu par les autorités — pour que les enseignants puissent connaître le système vocalique et consonantique des langues maternelles que parlent les enfants étrangers qu'on leur confie : sans cette connaissance, tout le travail d'apprentissage des sons du français, sera vain, puisque certains d'entre-eux ne sont pas entendus : une brochure en ce sens avait été élaborée qui n'a jamais (du moins à l'époque), connu de publication.

L'histoire de Suzel prouve que le problème ne se pose pas seulement pour les enfants étrangers en France : les accents posent les mêmes problèmes. A Amiens, dans les années soixante, j'ai entendu des Inspecteurs, reprocher aux remplaçants méridionaux, venus combler les déficits en postes de la Somme, leur accent, générateur, selon eux, d'erreurs d'orthographe dans les dictées — et qui le faisaient avec un bel accent picard !
On n'est gêné que par l'accent des autres.

Quelles solutions ?

Une, au moins, est claire : si les accents ne sont plus étrangers, donc ne sont plus étranges, on n'en sera plus gênés. Aussi faut-il, non pas, les faire disparaître (pour chacun de nous l'accent qui est le nôtre est sacré), mais les connaître, pour les reconnaître avec plaisir quand on les entend ! Ce n'est donc pas la prononciation qu'il faut travailler et changer, c'est l'écoute !!
Lorsque, parisienne, je suis arrivée à Toulouse, des collègues m'ont fait la remarque suivante : "Pourquoi, vous, gens du nord, vous dite" dimonche", et non "dimagnche", comme nous ?".
En fait, ce sont eux qui ENTENDENT dimonche, pas moi : je distingue très bien un banc et un bond, mais je les distingue autrement qu'eux. C'est cet "autrement" qu'il faut apprendre à comprendre.
C'est pourquoi j'ai très vite pensé qu'il fallait introduire dans les programmes, la connaissances des accents régionaux, les faire connaître aux petits très tôt, habituer leurs oreilles à ces musiques diverses, et apprendre à comprendre ces français un peu différents.
L'objectif essentiel ici : faire cesser les jugements de valeur à leur égard, qui apparaissent devant tout ce qui est étranger aux habitudes.
A l'époque, j'étais scandalisée de voir que beaucoup de Picards avaient honte de leur accent, prétendant qu'il était "laid", par opposition à d'autres qui seraient plus "beaux".
Stupide et ridicule.
Aucun accent ne mérite ces adjectifs imbéciles : on aime celui de ceux qu'on aime. C'est normal, et ça n'a rien à voir avec la beauté.
En revanche, il faut les connaître et les respecter chez les autres, car ils font partie intimement de l'identité de chacun, et rien n'est plus blessant que d'entendre critiquer sa façon de prononcer.
Dans le film cité au début de ce billet, on assiste à une scène très drôle où Dany Boon est obligé de dire "lapin", et non "lopin", comme l'entend le professeur de prononciation. Et il n'y arrive pas.
Ça fait rire... En fait, à la réflexion, pas tant que ça...