Apprendre à déchiffrer, c'est apprendre à ne pas comprendre
Par Eveline, jeudi 14 décembre 2017 à 11:34 :: Education, Ecole et Pédagogie :: #329 :: rss
Les piètres résultats révélés par le PIRLS sur les performances des élèves français en matière de compréhension de leurs lectures ont jeté un gros pavé dans la mare des certitudes tranquilles sur cet apprentissage. Evitons d'évoquer les remèdes proposés par le Ministre, cela risquerait de nous mener trop loin, et l'on a déjà maintes fois répondu sur le sujet de la dictée et de ses intérêts.
Mais il faut s'arrêter sur cette histoire de compréhension, tenter d'y voir un peu clair et proposer du concret...
Mais il faut s'arrêter sur cette histoire de compréhension, tenter d'y voir un peu clair et proposer du concret...
Donc commencer par le commencement, c'est-à-dire réfléchir pour savoir avec précision de quoi on parle.
Que signifie "comprendre" en matière de lecture ?
Prenons deux exemples de situations de lecture.
* Première situation : je dois aider mon arrière-petit fils à faire ses devoirs du soir de CP, c'est-à-dire surveiller qu'il lit bien la page 22 de son manuel de lecture, celui de la méthode "Lire avec Léo et Léa". On en est à la douzième séance, la page du "T" : la "tarte".
Premier travail : associer T successivement à "a", "ê", "a" "o" et "y" ; dans un sens T—>a, puis dans l'autre sens : a—>t.
Lire ensuite à haute voix les syllabes artificielles suivantes : typ, tul, rêv, chut, par, tif, top, tor. Puis le mot écrit en"attaché" : une chatte.
Enfin les phrases suivantes : Il sort. Je rate. Il dit. Tu te sèches. Tu me parles. Tu ris. Tu me dis de dormir. Je tape le chat. Tu te fâches. Il tonne.... Il y en a dix-sept à lire ainsi. Ne perdons pas notre temps à commenter les conséquences orthographiques de ces lectures (rêv, typ, tor, et autres)
A quoi verra-t-on qu'il a fait un bon travail, qui lui vaudra des compliments ? A la manière qu'il a eue de prononcer chacune des syllabes et des mots, sans hésiter et sans se tromper. Certes, on va lui demander s'il a compris : la préface de la méthode insiste sur ce point. Aucun risque d'avoir une réponse négative : il faut dire oui pour avoir la paix. La négative poserait, du reste, quelque problème, car ainsi dépourvues de contexte, ces phrases ont du mal à signifier quelque chose : on ne sait pas qui sort, ni qui annonce avoir raté ni, du reste ce qui a été raté...
Donc l'enfant ne peut pas les avoir comprises. Au plus, peut-on supposer que certains mots lui ont "parlé", parce qu'il les a reconnus, comme appartenant à son bagage lexical. Mais il n'a pas pu comprendre les phrases.
* Second exemple : je reçois un sms, portant ces mots : je viens de m'apercevoir que j'ai oublié d'emporter le courrier qui est sur la table et qui doit partir ce matin. Peux-tu, s'il te plaît, le mettre à la poste en partant faire tes courses ? Merci. Bises.
A quoi verra-t-on que j’ai compris le message ? À m’entendre dire à haute voix ce qui est écrit ? Ou à me voir prendre ce courrier, le mettre dans mon panier à provisions et partir à la poste ?
La première réponse prouverait que je sais déchiffrer les mots écrits, mais sans plus, y compris si je peux dire ce que signifie chacun d’eux, car je resterais alors au niveau du sens des « mots », sans avoir compris ce qu’on me demande de faire.
Seule la seconde est une preuve que j’ai bien compris : en agissant ainsi, je montre que ce billet n’est pas seulement pour moi une suite de mots, mais qu’il est un MESSAGE. Avoir compris un message, c'est être capable d'y réagir : faire ce qu'il demande, rire parce que ce qu'il dit est drôle, être d'accord ou non, répondre, être ému ou scandalisé. C'est aussi pouvoir s'en servir, avoir trouvé réponse aux questions qu'on se posait avant de lire etc.
Ce que ça n'est jamais, en revanche, c'est de répondre à des "questions de compréhension" !
C'est hélas le moyen généralement utilisé dans les classes, pour vérifier ce que les enfants on compris, au lieu de leur apprendre à le faire...
Pour pouvoir faire, en effet, ce que j’ai fait, (prendre le courrier), j’ai dû transformer ces mots, en une DEMANDE, effectuée par quelqu’un (que j’ai reconnu), pour dire une chose importante (emporter ces lettres et les mettre à la poste) à quelqu’un d’autre (moi, en la circonstance), et en déduire que je devais effectuer cette action.
Cette transformation n’est pas évidente à tous, et nous en avons eu la preuve, un jour dans un CP, dont l’enseignant prétendait que ses élèves savaient lire et s’était porté fort de nous le prouver, en affirmant que nous n’avions qu’à leur proposer n’importe quel petit texte. Nous avions donc apporté aux enfants des feuilles de papier contenant de petites consignes simples, comme « va fermer la fenêtre », « prends ton livre » etc. On les avait prévenus qu’il s’agissait de consignes. Chaque enfant est venu, fièrement, nous lire à haute voix ces papiers...
Mais pas un n’a eu l’idée de FAIRE ce qui était écrit.
Il était clair qu’ils étaient en situation d’oraliser, mais non de « lire » Et quand on leur a dit — gentiment — que lire une consigne, cela veut dire savoir l’exécuter, ils ont été très surpris : ils ne le savaient pas qu’il fallait faire ce qui était écrit.
Autrement dit, la véritable signification de l’acte de lire leur avait été cachée : non seulement on ne met pas les enfants en situation de comprendre, mais en plus on leur cache ce qui se passe effectivement !
C’est qu’une telle transformation, passer d’une suite de mots — voire d’un mot tout seul — à un message, exige beaucoup d’opérations mentales : pour le sms, il a fallu mettre en relation les mots que je lisais, avec ce que je sais par ailleurs, reconnaître celui ou celle qui l’a écrit et qui dit « je », également avec ce qui est autour de moi, la table où se trouve ce courrier, reconnaître celui-ci, en le distinguant d'autres papiers restés là, etc. etc.
On mesure ici toute la différence qui sépare un mot isolé, ou une pseudo-phrase inventée, et ce qu'on appelle un message. Lorsque je vois le mot « sortie », au dessus d’une porte, le fait qu’il soit inscrit à cet endroit change totalement son statut de mot isolé : il devient un « message », posé là par quelqu’un, pour indiquer aux visiteurs le moyen de quitter l’établissement.
Avoir compris un mot, une phrase, un texte, c'est donc savoir qu'il s'agit d'un message, produit par quelqu'un, pour dire quelque chose à quelqu'un d'autre. On découvre alors que c'est par la reconnaissance du réseau de communication qui l’a produit, que se définit l’acte de lire. Voilà pourquoi, apprendre à lire ne peut se faire que sur des messages, et non sur des mots ou des suites de mots.
Voilà aussi pourquoi il est si important d'avoir toujours l'auteur des textes qu'on donne à lire aux enfants, et de commencer, avec eux, par le chercher, avec les indices du péritexte qui donnent le fameux "horizon d'attente" dont les élèves sont si dépourvus...
J'entends d'ici l'objection : il faut tout de même bien savoir AUSSI identifier les mots qui le constituent !
Je n'en disconviens évidemment pas. Personne n'en disconvient !
Mais je suis convaincue ce n'est pas par là qu'il faut commencer, parce que, si on commence par les mots, les enfants ne peuvent que les déchiffrer : ils n'ont aucun autre repère, d'où cette peur qu'on les voit éprouver. De plus, cette opération, qui n'a rien à voir avec le fait de "comprendre", éloigne les enfants de cette recherche de significations.
Alors, qu'avec des messages effectifs, proches de leur environnement, donc qui leur sont familiers, mais dont ils ne peuvent découvrir tout seuls les contenus, ils sont prêts à chercher et à apprendre, parce qu'ils ont alors accès à toutes sortes d'informations, qu'ils sont très vite capables d'interpréter, même sans savoir lire : le péri-texte, la mise en page, l'allure d'ensemble, les illustrations, y compris le lieu où ils se trouvent.
C'est ainsi, par exemple, qu'un jour, une des maîtresses de l'équipe, qui avait apporté, comme support de lecture, le menu de la cantine, reçut comme réponse à sa question "qu'est-ce que je vous ai apporté à lire ce matin ? ", la réponse quasi unanime : "C'est un poème ! " Demande étonnée de celle-ci : "Pourquoi pensez-vous que ce soit un poème ?". La réponse, nette et sans bavure, fut : "Ben parce que t'es allée à la ligne et pourtant, il restait de la place " Un peu interloquée, elle eut l'excellent réflexe de préciser qu'elle ne l'avait pas copié sur un livre, mais qu'elle l'avait trouvé sur la porte de la cantine. A quoi, ils ont répondu : "Alors, c'est pas un poème : y'en a jamais à cet endroit-là ! Ça doit plutôt être ce qu'on va manger à midi.".
Ils étaient de plain pied dans la compréhension, et tout à fait prêts à essayer de savoir quel devait être le repas qui les attendait, tout prêts à apprendre les mot qui le disent, et découvrir comment ils sont faits.
Des anecdote comme celle-ci, nous en avons vécu de très nombreuses.
En fait, la compréhension, c'est comme la pompe, il faut l'amorcer : il faut qu'ils aient compris une partie du message, et d'abord de quelle sorte de message il s'agit, pour avoir envie d'aller plus loin.
L'erreur des méthodes, c'est qu'elles partent de zéro et que zéro, non seulement ce n'est pas grand chose, mais surtout, ce n'est pas un point d'appui et cela n'a rien de rassurant : rien pour se rattraper, rien pour se lancer. On comprend que, seuls les enfants qui vivent dans un milieu de lecteurs puissent s'en sortir aisément : non seulement partir de zéro, sous prétexte de logique, cela met les enfants en grande difficulté, mais en plus cela installe une discrimination sociale insupportable.
Au fond, notre démarche n'a rien de très nouveau : je l'ai trouvée, dans un autre domaine, chez quelqu'un qui l'avait adoptée contre vents, marées et l'Inspecteur, je veux dire, mon propre père, qui en maths, donnait toujours la réponse du problème à trouver, et faisait porter le travail sur la stratégie permettant de l'obtenir.
Et je l'ai souvent entendu affirmer que, depuis qu'il faisait cela, la plupart des enfants en échec s'en sortaient beaucoup mieux : cela n'a rien d'étonnant. Dès qu'un enfant a des repères il est prêt à travailler. Mais s'il n'en a pas et s'il a peur, ce qui accompagne souvent l'absence d'appui, il va fuir, comme nous tous, en pareil cas.
Quand comprendrons-nous vraiment, que nos élèves sont des personnes, qu'il faut aider et non contraindre ?
Commentaires
1. Le jeudi 14 décembre 2017 à 19:18, par DRUOT VÉRONIQUE
2. Le jeudi 14 décembre 2017 à 20:01, par Julos
3. Le vendredi 15 décembre 2017 à 11:46, par Laurent CARLE
4. Le samedi 16 décembre 2017 à 15:11, par Marie Thyme
5. Le samedi 16 décembre 2017 à 16:44, par Eveline
6. Le samedi 16 décembre 2017 à 18:38, par Marie Thyme
7. Le samedi 16 décembre 2017 à 18:51, par Eveline
8. Le dimanche 17 décembre 2017 à 00:14, par David.S
9. Le dimanche 17 décembre 2017 à 10:18, par Julos
10. Le dimanche 17 décembre 2017 à 18:15, par Laurent CARLE
11. Le vendredi 22 décembre 2017 à 14:54, par Laurent CARLE
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