Deux mots d'explication sur la séance au cours de laquelle fut prononcée la question-titre de ce billet : on en était au début, a expliqué la maîtresse, au moment de la "lecture flash", où il s'agit de lire rapidement des syllabes, artificielles ou non, comme le, la, son, mor, etc. et oul.
Lire "moule" à la place de "oul", c'est tout de même manquer d'attention à ce qu'on fait. Heureusement qu'il existe des enseignants comme cette dame, qui ne laissent rien passer, et surtout pas, une erreur pareille. Du reste, elle fut chaudement félicitée par le Ministre, les spectateurs étaient ravis et tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes pédagogiques possibles.
En rire ou en pleurer ?

En pleurer, sûrement : les erreurs commises par cette instit' — chevronnée — sont terrifiantes. D'abord, elle se montre capable d'émettre une telle phrase, sans être gênée par son incohérence totale : comment un son pourrait-il être écrit ? Ensuite, elle commet des erreurs de pédagogie élémentaire. On peut dire que si le gamin ne sait pas lire les syllabes, elle, elle ne sait pas lire les apparentes erreurs des enfants de cet âge.
On sait pourtant que, même à six ans, ils ne sont pas aveugles, et ne vont pas inventer des visions qui n'y sont pas (surtout de sons écrits !) ; leurs erreurs sont presque toujours le résultat d'un raisonnement réel, prenant appui sur leur expérience.
Donc, bien sûr que ce petit bonhomme a vu que la lettre "m" n'y était pas ! En fait, il a tout simplement cru retrouver une règle de jeu scolaire qu'il connaît bien, où il s'agit de trouver des mots dans lesquels on entend telle ou telle syllabe : des mots où l'on entend la syllabe "oul", pourquoi pas "moule" ?
On imagine son désarroi devant la question de la maîtresse, lui qui pensait avoir justement trouvé un très bon mot... Une raison de plus (ajoutée sans doute à beaucoup d'autres), pour comprendre que, décidément, il ne comprend rien à ce qu'on lui demande... Merci, la maîtresse !

On ne peut pas ici ne pas penser à la savoureuse lettre écrite en 2005 au Ministre de l'époque, par Bernard Devanne, et je résiste pas au plaisir de vous en rappeler le début :
« Là, son problème, c’est qu’il ne sait pas lire i2l… ». Tel est le diagnostic que pose, sur France 2, un certain soir de décembre (ce devait être le mardi 13, à 20 heures), une enseignante d’un collège susceptible de devenir « ambition réussite », au vu des difficultés majeures que souligne le reportage. 
Il ne sait donc pas lire i2l. Et vous, Monsieur le Ministre, savez-vous lire i2l? Personnellement, je sais lire Ill, avec une majuscule, mais je dois avouer qu’aucun autre i2l n’a laissé en moi de trace sémantique. Peut-être alors ne s’agit-il pas de sens, mais seulement de bruit, celui que l’on fait avec la bouche ? Alors, essayons ensemble ces trois lettres, i2l, incluses dans des mots – qui, eux, font sens : ville ou sillage ? fille ou village ? mille ou camomille ? bille ou billevesée ? Quillebeuf ou Lillebonne ? Villainville ou Quevilly ? Cyrille ou Guillaume ? Camille ou Gilles ?
Il est vraisemblable que M. Le Bris, Mme Boutonnet, comme ce professeur de collège, savent lire tout i2l sans jamais rencontrer la moindre difficulté. Personnellement, mon savoir tient tout entier dans l’incertitude que je viens d’illustrer : c’est pourquoi je porte une attention particulière à cet élève qui, lui, sait, comme le savent beaucoup d’autres élèves, qu’on ne peut pas savoir lire i2l… et que vouloir le convaincre du contraire, c’est le tromper.

De fait, lire des syllabes, comme lire "i2L, ou "oul", c'est mission impossible, comme le démontre Bernard : on peut les reconnaître, les prononcer — et encore pas toujours : il en a donné des preuves, et en voici une de plus : comment lire "as", comme dans "tu as" ou comme dans "un as de pique" ? — mais les lire, non !
On ne peut lire qu'un message, c'est-à-dire un mot ou une suite de mots, appartenant à un réseau de communication : pour comprendre ce que cette suite de mots signifie, il faut utiliser le contexte qui fournit le réseau de communication nécessaire.

Ce qui, en revanche, est assez jouissif, c'est que la 35ème place des enfants français en compréhension ne peut absolument pas être imputée aux pédagogistes ! En effet, la baisse de leur performance est nette depuis 15 ans. Or, souvenez-vous : c'est environ depuis cette date que le recours aux méthodes syllabiques avec les syllabes à frapper et les bêtises décrites plus haut est devenu OBLIGATOIRE, dans tous les CP de France et de Navarre.
Alors, c'est qui le responsable ?
Bon, c'est vrai : la gauche a été là un moment, et il y a toujours la télé, les consoles de jeux, les tablettes et autres smartphones... Tous responsables ! Mais une chose est certaine, les pédagogistes ne peuvent y être pour rien !!

On plaisante, mais quand on pense que depuis douze ans et plus, c'est cet aveuglement qui perdure, qui s'impose, par delà les évidences, auxquelles nulle réponse n'est jamais donnée, il y a de quoi désespérer... Et cela, sans que le moindre argument ne vienne démontrer la validité de ces ahurissantes affirmations, qui bafouent tous les travaux menés depuis quarante ans, en psychologie des enfants, sur les processus de l'apprentissage, sur l'acte de lire, en linguistique, et d'autres encore...
Et années après années, nos ministres applaudissent des pratiques indéfendables, totalement contraires :
* aux conduites de lecture : lire linéairement en suivant avec le doigt, ce qui interdit toute anticipation, tout "horizon d'attente ;
* aux besoins réels d'une situation de lecture : comme disait si bien Bernard Devanne dans sa lettre : lire est une activité intellectuelle qui s’accommode bien du silence… ou, plus justement, au regard de la complexité qui en est constitutive, qui exige ce silence qui rend possible la compréhension.
* à la maîtrise de l'orthographe : lire "fo" ne peut pas ne pas être assimilé, par les enfants, aux mots "faux" ou "faut"
* au "regard" linguistique, avec ces manuels dont la mise en page est artificielle, la ponctuation comme les variations graphiques (passage du standard à l'italique) non signifiantes, les marques orthographiques à demi effacées, puisque non prononcées...
* à la connaissance du fonctionnement de la langue, avec ces phrases toujours courtes, qui ne sont même pas de l'oral, ces phrases sans "petits mots" tellement essentiels en français pour la compréhension...

Les conséquences sont graves : on sait, en effet, que ce qui a été enseigné à un petit bonhomme, aux tout débuts de ses apprentissages, est, à cet âge, quasiment indélébile. Pour peu que la maîtresse ait un excellent contact avec les enfants, ce qui est très souvent le cas, les apprentissages qu'elle a pilotés sont définitifs : l'affectif les a solidement accrochés à lermémoire.
Il leur sera donc extrêmement difficile à l'avenir de distinguer ce qu'on voit de ce qu'on entend, le "son" et la lettre, amalgamés de la manière la plus stupide et la plus dangereuse, d'intégrer le fait que ce qui est écrit n'est pas ce qu'on entend, mais ce qu'on comprend. Le processus d'association "lire /comprendre" est alors cassé pour longtemps. Les enfants ne sont pas près de penser leurs lectures

Le pire, c'est que, pendant qu'on perd du temps à ces activités dangereuses, sans intérêt, et sans liens avec la lecture, les opérations de raisonnement, nécessaires à la compréhension d'un texte, ne font l'objet d'aucun apprentissage : on continue de croire que si un enfant a "compris" ce que signifie : "le rat a vu le chat" (Méthode "Lire avec Léo et Léa, page 9), il sait lire... En attendant qu'il découvre plus tard, au collège, au lycée, voire beaucoup plus tard, qu'il a beaucoup de mal à comprendre les textes qu'il a à lire pour ses études ou son métier.

Combien de temps encore pour que nos Maîtres de l'Éducation réveillent leur bon sens en coma profond ?