L'école est bien concernée par tous ces nuages, et d'abord, par le "Brexit".
Rien que le nom mérite qu'on s'y arrête : ses inventeurs peuvent être fiers de leur création lexicale. Ils ont réussi à faire, de "exit", innocente information sociale, d'origine latine, inscrite en lettres lumineuses dans les bâtiments publics pour en indiquer la sortie, un nouveau suffixe, fort rentable, aux perspectives glorieuses (une sortie, ça fait appel d'air) : un bel exploit !
Le "Brexit", donc, puisqu'il faut l'appeler par son nom, s'installant comme une cerise sur le gâteau des déceptions, nous offre, pour le proposer à nos enfants un bel exemple de chacun pour soi ; les autres débrouillez-vous, qui rend plus ridicule que jamais le "vivre ensemble" des programmes scolaires.
Ce point du programme avait déjà du mal à entrer en cohérence avec l'esprit majoritaire de l'école, celui de compétition, qu'accompagnent les pratiques de délation, et les diverses formes de "primes au mérite", proposées aux élèves comme aux enseignants ; mais avec ce bel exemple international, l'égoïsme et la fermeture sur soi, sans oublier la courte vue, ont acquis un incontestable crédit. La nécessité de la solidarité, ça ne va pas être facile à faire avaler... Faudrait y réfléchir sérieusement pendant les vacances.

Et puis, il y a la vidéo, prétendument amusante. On y voit une professeur des écoles(2), qui chante, d'une voix qui gagnerait à être travaillée, sur l'air de "La Reine des Neiges" de Disney ("Libérée, délivrée"), la corvée de remplir les livrets d'appréciations, comme celle d'avoir à rencontrer les trente parents pour leur expliquer le sens de ses appréciations. Elle annonce, dans des notes suraiguës, difficiles à assumer, qu'elle va brûler son cahier journal, pour pouvoir enfin se reposer... le tout, rythmé par son titre de "fonctionnaire", non dépourvu dans son texte d'une aura péjorative, tout droit sortie des brèves de comptoir.

Je veux bien admette que chacun de nous a pu, un jour ou l'autre, à l'approche des vacances, partager entre intimes ce genre de satisfaction affirmée, voire exubérante, mais sincèrement, ici, ni la performance vocale, ni la mise en scène, ni la mélodie un tantinet massacrée, ni surtout le texte, ne méritent cette exhibition sur Youtube.
Je veux bien admettre aussi qu'elle n'est ni la seule à commettre ce genre d'erreur, ni la pire.

Non, ce qui me "chiffonne" ici, c'est la triste image qu'elle donne du métier. Une image si connue, si rebattue, qu'elle n'apparaît même plus comme une caricature, l'image d'un métier dont les tâches ne sont que des corvées, que seules les vacances permettent d'oublier durant quelques semaines. L'occasion pour nous de revenir, justement, sur ces tâches de fin d'année, notamment sur les fameuses "appréciations" à consigner sur le livret des élèves.

Comme toujours, le mot est ce qui accroche en premier — devrait accrocher, car, le plus souvent on ne le regarde même pas, oubliant qu'en fait, c'est lui qui dirige la pensée sans qu'elle ne s'en rende compte. D'où l'importance de la rigueur dans le choix des mots, et surtout de la connaissance des effets qu'ils produisent.
"Apprécier", d'après son étymologie signifie donner le prix, dire combien ça coûte..
Il est clair qu'il est ainsi parfaitement inadapté pour des élèves, qu'ils soient enfants ou adultes. Un être humain n'est pas à vendre, et nul n'a le droit de juger de sa "valeur", même s'il s'agit, comme on le pense évidemment, d'une valeur non marchande.
Ce que doit contenir le livret des élèves n'est donc pas un JUGEMENT DE VALEUR, mais une INFORMATION, celle que les parents attendent pour connaître les progrès de leur enfant, celle aussi dont les enseignants à venir ont besoin pour leur propre travail.
Une fois de plus, on note ici une confusion entre ce qui relève de L'OPINION, et ce qui relève de L'OBSERVATION. L'opinion que nous avons de chacun de nos élèves n'intéresse — et ne doit intéresser — personne.
En revanche, notre tâche d'enseignant étant de permettre à nos élèves de développer les compétences nécessaires à la dignité et à la liberté de leur vie d'adulte, ce que l'on demande "d'apprécier", chez chacun d'eux, c'est, sur la route qu'il a à parcourir pour atteindre cet objectif, le lieu aussi précis que possible où il fait actuellement étape, ceci, afin de voir d'où il va falloir repartir pour lui permettre d'arriver à bon port. Des faits objectifs, et seulement des faits.

La grande difficulté, c'est que les domaines qui définissent cette "étape" sont nombreux et divers, et qu'il s'agit en plus de proposer une SYNTHÈSE de ces données différentes, avec tout ce que cela comporte de difficulté : la synthèse est une activité peu et mal enseignée à l'école, qui préfère l'analyse (même si ce qu'elle nomme ainsi, deux fois sur trois, n'en est pas !).
Apprendre à synthétiser, ce n'est généralement pas inscrit dans les programmes officiels et c'est pourtant indispensable dans la vie professionnelle. Du reste, de plus en plus, c'est ce genre d'épreuves que proposent examens et concours, ce qui fait trébucher une bonne majorité d'élèves à qui on ne l'a jamais enseigné.

Autre grande difficulté : en matière de choses humaines, des faits constatés ont bien du mal à être OBJECTIFS. Trop d'éléments entrent en ligne de compte, quasiment impossibles à maîtriser de l'extérieur. L'enseignant, s'il est seul, risque fort de faire dans la "pifométrie", avec une subjectivité qui lui brouille la vue.
Il faut donc que les analyses et leur synthèse soient PARTICIPATIVES : il faut que l'enfant y participe, à égalité, sur ce point avec le maître. Ce n'est pas tout seul, à la lueur de sa lampe de bureau, que l'enseignant doit les noter dans chaque livret ; c'est un travail qui doit se faire EN CLASSE, AVEC LES ÉLÈVES.
C'est lors d'une régulation importante, qu'il faut le prévoir, une régulation comportant du travail de petits groupes, et un débat collectif, éventuellement suivi d'entretiens individuels, pour les cas de litiges.
Ce qu'il resterait a à faire pour l'enseignant, c'est de reporter sur les livrets les conclusions des diverses analyses effectuées en classe, mais seulement après les avoir soumises aux élèves. Une conduite démocratique, c'est jusqu'au bout... sinon c'est une caricature.

Au lieu de passer des films, généralement sans commentaires ni apprentissage particulier, souvent plus ennuyeux qu'autre chose, comme cela se passe à la fin de l'année dans la plupart des établissements scolaires, il me semble que ce serait là une activité formatrice, à la fois de responsabilité et d'autonomie, en confiance mutuelle et donc sans stress, un bel apprentissage en vraie grandeur de la "vie ensemble" en démocratie...
Utopique ?
Si peu !
Juste une petite miette de matière à réfléchir... en vacances. (3)
Donc, que vos vacances à tous soient réussies et de nature à booster vos énergies : on risque d'en avoir besoin à la rentrée !

(1) https://www.youtube.com/watch?v=rBolIW1pxdE

(2) Sans le "e" du féminin, qui laisserait penser que le métier de professeur des écoles ne serait pas le même quand il est exercé par une femme : on n'a pas à confondre la fonction et la personne !
(3) Et puis, en ce premier jour de juillet, j'ajoute ici le conseil d'emporter dans vos valises le dernier et excellent article de Philippe Meirieu (l'expresso du Café Pédagogique de ce jour), pour méditer, comme ils le méritent, sur les 7 malentendus relatifs à l'Education Nouvelle, et plus encore sur les 7 principes qui les évitent !