Cette célèbre citation a donné lieu à de multiples interprétations : le sens des mots "mœurs" et "entendement" a évolué ; mais on peut admettre que Montaigne ici met les qualités humaines que donne la maîtrise du métier, un peu au-dessus des savoirs savants, sans nier pour autant l'importance de ceux-ci.
Or depuis des années maintenant ces qualités ne sont plus guère présentes dans la formation des enseignants — si tant est qu'elles l'aient jamais été, diront les plus pessimistes d'entre nous ! Et, apparemment, l'époque actuelle en précipite les conséquences désastreuses.
Dans cette formule de Montaigne, un terme est rarement retenu, qui, pour moi, est peut-être le plus important : celui de "conducteur". C'est en réalité exactement la traduction du mot "pédagogue": celui "qui conduit les élèves vers le savoir", notion énergiquement oubliée depuis... que l'école existe. Très vite en effet, c'est le mot "professeur" qui a prévalu, au sens sans équivoque de "celui qui affirme (latin profiteri) devant (pro) les élèves".

Camus disait : Mal nommer les choses, c'est ajouter aux malheurs du monde.
C'est bien ce qui s'est passé quand on a transformé le "conducteur" en "parleur", débiteur de certitudes que les élèves doivent avaler sans broncher et réciter quand on le leur demande. C'est tout le métier d'enseignant qui s'est trouvé faussé, dénaturé, oubliant son rôle capital d'organisateur-assistant du travail d'apprentissage des élèves, conducteur-guide de ceux-ci vers la construction de leur liberté de citoyen. Si bien que la belle fonction d'ascenseur social de l'école fut livrée au charisme personnel et aléatoire de quelques Hussards de la République, alors qu'elle est — qu'elle doit être — au cœur même du métier, donc au cœur de la formation de ceux qui l'exercent.

En mars 2012, époque où beaucoup d'espoirs étaient permis, j'avais évoqué la nécessité de changer les contenus de formation des enseignants, réflexion reprise au mois de mai suivant, où nombreux sont ceux qui, comme moi, "y ont cru".
Par rapport à ces espérances d'il y a quatre ans, nous sommes aujourd'hui bien près du désespoir : c'est donc le moment, où, touchant le fond, il faut rebondir. Au moins, une structure de formation existe : des établissements sont installés pour cela. Ils semblent pour beaucoup d'entre eux avoir oublié leur tâche.
Réveillons leur mémoire, et secouons la poussière des habitudes de pensée.

Comment enseigner le métier d'enseignant ?

Comme je le disais déjà à cette époque, les métiers ne s’enseignent pas tous de la même manière.
Par exemple, un plombier, ou un menuisier, doit acquérir, pour pouvoir les manipuler de façon efficace, des connaissances approfondies sur les matériaux qui lui seront confiés. Il doit aussi connaître les stratégies qui permettent de les manipuler. Pour ces types de métiers, tout cela est bien connu, et ne varie guère : seuls varient les matériaux eux-mêmes, constamment renouvelés par les technologies modernes. Leurs « règles de fonctionnement », elles, sont précises, entraînant des manières de les utiliser tout aussi précises.
Il suffit donc de les enseigner aux futurs artisans pour qu’ils deviennent experts.
Mais le métier d’enseignant appartient à une tout autre catégorie. Contrairement aux exemples précédents, pour lesquels le matériau se laisse faire — plus ou moins facilement, mais finit toujours par obéir si l’artisan connaît bien son affaire — le « matériau » à transformer ici ne se laisse pas faire : c’est un élève, une personne.
Si bien que le métier d’enseignant est en réalité, selon une formule d’Yves Chevallard, souvent citée, mais bien peu comprise et utilisée moins encore, un « jeu à deux », donc un métier qui, comme le tennis ou le foot, n’est possible que si les autres veulent bien jouer.
Certes, on a longtemps négligé cette différence — on continue aujourd’hui encore en bien des endroits — considérant que, à l’instar du bois, ou du PVC, l’élève doit obéir et apprendre coûte que coûte les éléments du programme. L’emploi du verbe « former » est révélateur : comme le plombier est capable de donner la forme qu’il veut à son tuyau, le bon enseignant doit donner aux élèves la forme prévue par la Société, au besoin par la force. Ceux qui le pensent se trompent ; l’échec des élèves en est la preuve.
La première condition pour qu’un enseignant apprenne à enseigner, c’est donc qu’il ait compris l’originalité de notre métier : le « matériau » sur lequel on travaille est UNE PERSONNE, avec tout ce que cela signifie de droits à la liberté…

Dès lors, pour l'enseignant, le métier apparaît, non plus comme une tâche individuelle par laquelle il aurait à transmettre les savoirs qu'il possède, mais comme un travail d'équipe, élèves/enseignants/parents (chacun d'eux au pluriel), vers la réalisation d'un projet commun, celui de permettre aux élèves de construire ensemble ces savoirs que demande l'Institution, ceux que le maître a construits dans ses propres études. La relation qui les unit n'est plus une relation descendante, du maître qui sait vers l'élève qui ne sait pas, mais une relation "horizontale" d'aide et de guidage.
Il est facile de comprendre que la maîtrise des savoirs à construire ne saurait suffire, même accompagnée de quelques "trucs" de praticiens, chopés durant les stages, pour pouvoir les faire passer.
La complexité des situations actuelles, les difficultés inattendues auxquelles se heurtent les collègues (des élèves contestant les données scientifiques qu'on leur enseigne au nom de leur religion, des élèves insolents, violents), exigent, outre ceux qui vont de soi et que nous avons maintes fois précisés, d'autres contenus de formation, dont l'importance a depuis toujours échappé aux décideurs parce qu'on les croyait réservés à la personnalité propre des enseignants : la construction de l'équipement mental de ceux qui ont la charge d'éduquer les jeunes. Cet équipement ne peut plus être affaire personnelle, soumise aux aléas des familles, mais doit être partie intégrante de la formation, parce qu'il est urgent que tous en ait un solide : c'est lui qui confère la véritable autorité du maître, celle qui aide les jeunes à apprendre et non celle qui "se fait craindre", la fameuse sévérité inflexible que l'on pare de ce nom, et qui n'en est qu'une caricature minable.

1- Apprendre à relativiser ses propres évidences.
Si la maîtrise des savoirs reste capitale, la formation d'un enseignant exige donc un travail important sur soi, avec d'abord la mise à distance de ses propres savoirs, une méta-connaissance de ceux-ci, impliquant notamment la connaissance approfondie des obstacles épistémologiques qu'ils vont opposer aux enfants et la place exacte des difficultés que ceux-ci vont rencontrer dans leur apprentissage. On sait aujourd'hui, de façon solide, que les difficultés des enfants ne viennent nullement de "maladies" qu'il faudrait soigner, mais des différences qui séparent leurs représentations des choses à apprendre (chacun, quel que soit son âge, a des représentations personnelles de ce qu'il va apprendre), et ce qu'elles sont pour ceux qui les savent.
La "mise à distance" des savoirs personnels passe donc, pour l'enseignant, par une profonde remise en cause de ses évidences. Or, plus on sait de choses, plus nombreuses et plus évidentes sont les évidences, dont on finit par ne plus avoir conscience : les relativiser est loin d'être chose aisée. C'est donc un difficile apprentissage que la formation doit installer — rarement prévu dans ses programmes. On comprend mieux pourquoi la fameuse "zone proximale de développement" (Vygotski) des enfants est si régulièrement oubliée dans la préparation des leçons.
Cette absence de maîtrise des évidences porte une grande part de responsabilité dans le désarroi des professeurs aujourd'hui, face aux comportements des élèves, à leur remise en cause de ce qui leur est enseigné, et l'expression de leur mépris pour ces connaissances, évidemment loin de leur ZPD : "à quoi ça sert un poème ?"; "à qui ça sert l'histoire ?", ces questions, les élèves les marmonnent entre eux, sans que les professeurs ne les entendent, parce que ceux-ci n'imaginent pas que ceux-là puissent se les poser.
C'est aussi pour cela qu'il importerait qu'il y ait souvent (toujours ?) des observateurs dans la classe, comme les AVS et les aides spécialisées, travaillant en équipe avec l'enseignant pour lui apporter un autre regard sur les élèves, l'aider à voir ce qui lui échappe normalement, et à entendre ce que son propre discours l'empêche d'écouter.

2-Apprendre à voir et à entendre les élèves.
Justement, une autre grande faiblesse des contenus de formation habituels, c'est que, la centration de celle-ci sur les contenus à enseigner, conduit l'enseignant à focaliser son attention sur ce qu'il a à raconter, et non sur ce que les élèves sont en train d'apprendre à partir de son discours.
Je reçois de nombreux témoignages sur le fait que, souvent, le professeur continue son cours — souvent très bien fait en tant qu'exposé — malgré un brouhaha d'échanges personnels des élèves qui n'écoutent rien. Comme s'il renonçait à se faire écouter, considérant que sa tâche est de faire le cours, et tant pis pour les élèves, s'ils ne l'écoutent pas.
Ce genre de démission, loin d'être rare, est bien le fait d'une carence de formation, qui continue de penser que l'essentiel pour faire classe est de maîtriser les contenus du programme. La réalité prouve de façon de plus en plus éclatante qu'il n'en est rien.
Et, bien sûr, aucun de ces professeurs, dont certains vivent de véritables calvaires en classe, n'a la possibilité, parce qu'il est seul, de se dire qu'il faudrait peut-être s'y prendre autrement. Quant à ceux qui tentent de le faire, leur isolement ôte par avance, on le sait, toute efficacité à leurs efforts.
C'est donc sur le travail d'apprentissage des enfants que doit être orienté le travail du maître : la notion de "situation d'apprentissage" est trop souvent une situation ignorée des collègues : ils ne voient pas la différence avec "une situation de cours" : je fais un cours, donc ils sont en situation d'apprendre... Pas du tout.
On sait depuis bien longtemps qu'un enfant (comme un adulte) ne peut apprendre quelque chose que s'il agit sur et à partir de ce qu'il sait. Or, c'est le travail de l'enseignant que d'organiser ce type de situation, d'en diriger le déroulement, et de s'assurer que chaque enfant s'y implique : rien de tout cela ne se fait tout seul : il faut l'apprendre.

3- Apprendre à gérer les situations de conflits, autrement que par la punition et l'exclusion.
La punition est une forme raffinée de vengeance qui aggrave les conflits au lieu de les apaiser.
Deux moyens pour éviter d'y être contraint :
* Une tolérance zéro pour tout manquement, même minime, au respect dû aux personnes qu'il s'agisse des élèves ou de l'enseignant. Tolérance zéro, cela ne veut pas dire exclure le fautif et continuer le cours, car c'en est l'opposé exact. Ce qu'il faut alors, c'est arrêter le cours et résoudre tous ensemble le problème, en y consacrant tout le temps nécessaire. La résolution du conflit est plus importante que le cours, y compris pour les autres élèves : non résolu, le conflit resurgira inéluctablement.
* Prévenir ce genre d'événement par l'installation dès le premier jour de l'année, d'un climat de travail SOLIDAIRE, où le groupe classe, enseignant inclus, est responsable tout entier du bon fonctionnement des tâches pour lesquelles on est à l'école.

4- Apprendre à se gérer soi-même
Pour parvenir à mettre tout cela en place, le travail sur soi évoqué plus haut est indispensable et son apprentissage doit faire partie du programme de formation.
Or, le travail sur soi commence par le corps : c'est dire qu'une forme spécifique d'Education Physique devrait pour les adultes — comme pour les enfant — être prévu dans le plan de formation : une EPS qui n'a rien à voir avec "l'option sport", mais qui, obligatoire pour tous les futurs enseignants, doit inclure de l'expression corporelle, l'apprentissage de la souplesse, un travail sur les postures, sur la voix (les enseignants sont la source de profit n°1 des oto-rhino) sur la respiration et sur le jeu, notamment les jeux collectifs, lieu par excellence de la réflexion civique et morale.
Le travail sur soi passe aussi par un développement de la créativité, la recherche du "autrement", le non conformisme, la souplesse de la pensée, aussi importante que celle du corps et liée à celle-ci.
Où l'on voit que la transdisciplinarité est à la fois indispensable et très facile à mettre en place, notamment à l'école primaire. Quant au collège, elle correspond à l'évidente nécessité du travail d'équipe de tous les professeurs d'une même classe : travaillant avec les mêmes élèves, on se doit de travailler, sinon ensemble, du moins en relation étroite, non ?

Décidément, ils sont incorrigiblement utopiques, les contenus de ce billet ? Sûrement, aux yeux de beaucoup.
Pourtant, il est tout aussi certain que sans ces contenus-là, la formation des maîtres sera aussi inefficace que les précédentes.
Et si l'on objecte qu'il n'existe pas actuellement de formateurs capables d'enseigner tout ça — ce qui est probablement vrai — on peut répondre que le problème peut être (DOIT ÊTRE ?) résolu par des ÉQUIPES pluri-disciplinaires et pluri-statutaires de spécialistes, mettent en commun leurs compétences différentes...
Bien sûr ! L'équipe, encore et toujours ! Il faudra bien finir par l'admettre...