En 2012, 37% des élèves de 15 ans ne maîtrisent pas la compréhension de l’écrit à la fin du collège (PISA 2012).
La France est le pays de l’OCDE, après l’Israël, qui présente le plus grand écart entre les élèves les plus performants et les moins performants (PISA 2012).

Bien que les consensuels affligés considèrent mes propos politiquement incorrects, comme hérétiques au regard de l’idéologie dominante, je persiste. Je persisterai tant que le système scolaire sera dirigé, géré et administré par une majorité de bien-pensants qui encouragent les exécutants à répandre consciencieusement l’illettrisme dans leurs classes, tant que les idéologues du conservatisme continueront de prêcher l’immobilisme. Jésus dirait : « Pardonnons-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ! » Justement, pour les professionnels de la didactique de la lecture, au vu des évaluations PISA ne serait-il pas nécessaire de savoir enfin comment un enfant apprend à lire ? Ne serait-il pas temps que l’école de la sixième puissance mondiale sache comment instruire ses enfants ?
Faudrait savoir ! Et se rappeler qu’il a chassé les marchands du temple…

Avec le temps un usage social qui se prolonge devient coutume, puis la coutume devient tradition, la tradition dont l’origine se perd dans le passé devient évidence et l’évidence, certitude. La certitude ne tolère ni discussion, ni doute, ni changement. C’est ainsi que, de siècle en siècle, les « méthodes de lecture » sont devenues immuables et « rationnelles ».
Or, les facteurs de l’échec en lecture ne se trouvent ni dans la tête de l’enfant examiné individuellement en psychologie scolaire et traité dans les centres médico-psycho-pédagogiques et cabinets d’orthophonie de la lecture, ni dans le niveau culturel et social de ses parents. Il n’y a pas d’échec à proprement parler, il y a égarement scolaire par discordance entre le but et les moyens. L’origine de cet égarement est à chercher dans l’histoire de l’institution, dans le contexte économique du XIXe siècle et la politique des gouvernements qui se sont succédé jusqu’à aujourd’hui. Les conditions sociales historiques ont laissé des traces visibles mais oubliées dans l’inconscient collectif. L’enseignement de la lecture en porte encore le poids, fardeau nécessaire qui pèse sur les idées, comme la douleur, facteur de guérison, pesa sur les pratiques médicales jusqu’à la fin du XXe siècle. Cette douleur « salvatrice » pour les malades se fait « labeur aride et méritoire » chez les écoliers. Les institutions s’exonèrent toujours, en pointant l’index sur des individus isolés et pathologisés, des effets indésirables qu’elles produisent massivement sans l’admettre.

Jules Ferry n’a pas créé l’école primaire en 1881, il l’a rendue obligatoire, laïque et gratuite pour lutter contre l’influence de l’église alliée des royalistes contre le régime républicain. Des écoles primaires paroissiales furent ouvertes par le clergé catholique et les curés de campagne dès la Restauration en 1815. Le premier ministère de l’instruction publique date de 1828. En 1833 la loi Guizot obligea les communes à ouvrir une école de garçons. Un décret de 1834 accorda aux femmes l’autorisation d’y enseigner.
Pour ne rien changer à l’ordre social dont la bourgeoisie avait pris les commandes en ce XIXe siècle, il suffit de faire fonctionner l’école de nos jours sur le modèle d’origine légué par nos prédécesseurs. Bien que leurs ancêtres aient obtenu le bannissement des écoles mutuelles (une des formes précoces de la pédagogie démocratique) sous le règne de Charles X, il y aura bientôt deux siècles, les réactionnaires de toute obédience ne cessent de réclamer la tête des rares pédagogues émancipateurs, réfugiés, comme huguenot, dans des écoles de campagne au fin fond d’un bois, et de la « globale », la gueuse, qui n’existe que dans leur détestation délirante de la démocratie. Le terme de « globale » pointe une « méthode » qui n’existe que dans les écoles à label Decroly (une en France). Les gardiens du temple, fascinés par la nostalgie d’une époque qu’ils n’ont pas vécue, l’emploient comme épouvantail pour désigner la pédagogie de la lecture qui vise le sens de l’écrit et l’affranchissement du lecteur que les méthodes gardent en captivité.

Sans l’ombre d’une hésitation on célèbre le culte de l’enseignement « normal » selon la liturgie du XIXe qui se décline en dictées, exercices d’ « application », devoirs, notes, classements, bons points, leçons par cœur, lectures syllabées avec le « ton », de paragraphes DU livre de lecture, et, pour les « 6 ans », initiation à la « lecture » avec un syllabaire dénommé « méthode de lecture ». Toute méthode enseigne le bruit des lettres. Il n’y a pas de méthode « nouvelle ». Même les nouveautés commerciales sont archaïques, copies en couleurs des syllabaires d’autrefois.
Au temps de Guizot, ces pratiques directives coïncidaient avec la monarchie et concordaient avec un mode de suffrage électoral réservé aux hommes (humains de sexe masculin) de la noblesse et de la bourgeoisie. Elles « instruisaient » le peuple avec pour finalité de le maintenir dans l’enfance et la soumission et de lui imposer le français qui n’était pas la langue maternelle des petits paysans. Il s’agissait d’apprendre, vite, à « lire » (et à parler) le français à des non francophones (qui n’étaient pas destinés à fréquenter les bibliothèques), de la manière la plus scolaire et sous la forme la plus rudimentaire : en quelques mois déchiffrer à voix haute, sans comprendre, lettres puis syllabes, une à une, des « phrases » simplifiées, dépouillées de signification et de signes idéographiques, particularités de la langue écrite, majuscules, ponctuation, lettres « muettes ».
Pour la soumettre aux besoins en main-d’œuvre pressants de l’industrie nouvelle, la doctrine didactique officielle de la lecture au bruit a décomposé le français écrit en unités de « lecture » pour en faire une matière d’enseignement par leçons. Aujourd’hui, les syllabaires destinés à apprendre à parler et déchiffrer en français aux petits paysans du XIXe, totalement dysfonctionnels, ne servent plus qu’à enseigner le déchiffrage à des francophones et se nomment pour faire moderne… méthodes de lecture. Un enseignant magistral frontal, maitre de lecture soumis, consciencieux et loyal, ne connait que la voie indirecte enseignée par ces méthodes, le son d’abord, le sens ensuite accessoirement. Pour les experts du XXIe siècle, le bon chemin n’est pas le plus court. Les intérêts de classe ont pris le relais des nécessités économiques et les didacticiens « modernes », celui des contremaitres.
La conférence de consensus lecture du CNESCO nous le répète :
1- Identifier les mots
2 - Développer la compréhension.


Pour les jeunes écoliers de France, aujourd’hui francophones, quelle est l’utilité « d’analyser les mots à l’oral pour en identifier les composants phonologiques (les syllabes puis les phonèmes) dès la grande section de l’école maternelle » ? Sauver l’industrie de la méthode de « lecture », ses éditeurs, ses auteurs, ses conseillers, ses experts, ses chercheurs, ses soignants.
On a fait de cette aberration pédagogique l’alpha et l’oméga de l’apprentissage de la lecture : l’étude des « mécanismes » (sic: 1). Sans ce « programme » anachronique, à quoi serviraient les « méthodes » ? Les techniques phono-mimo-gestuelles sont les pires. L’enseignement de cette lecture primaire à l’unité de bruit, bien nommé « alphabétisation », permettait au passage d’inculquer le respect des normes, de la langue orale de la bourgeoisie et de la hiérarchie sociale, dans la France des diligences (pour les riches) et des chars à bœufs (pour les pauvres) : « Si tu respectes rigoureusement et docilement les consignes de la méthode (à présent nommées « le code ») : déchiffrer sans chercher à comprendre, tu gagneras un bon point ».
Transférer ces compétences antiques, purement scolaires, de la langue des manuels à la vraie langue de la littérature, est impossible. A l’heure du TGV et de l’Airbus, ce mode de passage à l’écrit, résultat d’un choix politique irresponsable, fournit quotidiennement la preuve de son inefficacité à instruire tous les Français, à un point tel qu’on se demande si c’en est le but.
N’y a-t-il pas plutôt intention d’empêcher le peuple d’acquérir les savoirs nécessaires à une majorité culturelle et politique qui pourrait perturber l’ordre social fondé sur les inégalités ? Ceux qui, enfants de parents lecteurs, entrent déjà lecteurs au CP commencent la course avec une avance que les autres, freinés par le déchiffrage des « méthodes de lecture », ne rattraperont jamais. En continuant à guerroyer contre l’analphabétisme à coups de méthodes empruntées aux musées et rafraichies, les enseignants d’aujourd’hui poursuivent la croisade de l’« alphabétisation » contre le « patois » des ruraux du début du XIXe siècle déplacés de leur campagne natale vers les usines pour servir d’esclaves à la bourgeoisie.
Dans les mines et la métallurgie, le travail commençait à l’âge de 8 ans. Pour les faire travailler sept jours sur sept (durée moyenne : 15 heures par jour, 12 heures après 1848), sans vacances et sans congés (loi sur le repos dominical obligatoire : 1906), les patrons du XIXe siècle voulaient des ouvriers francophones et dociles, non des citoyens instruits et critiques.
« Il faut que les ouvriers sachent bien qu’il n’y a de remède pour eux que la patience et la résignation ». Casimir Périer.

Croisade aujourd’hui terminée, les petits provinciaux parlent le français depuis le milieu du XXe siècle ! Apprendre les phonèmes et leurs correspondants graphémiques pour oraliser la langue française, si tant est que les enfants du peuple aient pu y gagner un quelconque bénéfice autrefois, est devenu tout à fait inutile aux élèves d’aujourd’hui et à leurs maitres.
Par contre les « méthodes » de lecture restent indispensables à la prospérité de l’industrie du livre scolaire, aux savants experts de l’homologation des méthodes et aux praticiens de la médico-pédagogie du déchiffrage.
En propageant innocemment, par tradition d’abord, par injonction des savants du neurone ensuite, l’oralisation de l’écrit, comme s’il n’était que la transcription graphique de la langue orale, les maitres du primaire contribuent à leur insu — ils ne savent pas ce qu’ils font — à conduire les enfants d’ouvriers vers l’illettrisme. C’est la recette éprouvée pour enseigner la lecture sans apprendre à lire. Un Français sur trois ne sait pas lire après dix ans de scolarisation. Pour interdire au peuple la lecture des ouvrages séditieux de Marx ou de Zola, les méthodes de « lecture » furent et restent plus efficaces que l’Index du Vatican. Certains gardiens du temple, ne les trouvant pas suffisamment « alphabétiques » et redoutant que des maitres résistants encouragent la pratique démocratique qui consiste à apprendre à lire en lisant, réclament, au nom d’un rationalisme de comptable, des instructions ministérielles contraignantes qui imposeraient l’étude des « mécanismes » qui font lire sans penser. « Si b+a=ba, alors ville=bille, un=in, subi=subit et chocolat=choléra, CQFD ».
En ce XXIe siècle, les lobbies reprennent à leur compte les exigences des patrons du XIXe. Les difficultés scolaires ne seraient pas l’effet indésirable de la priorité donnée à l’enseignement magistral sur l’apprentissage actif. Elles résulteraient seulement, nous assurent-ils, d’une erreur dans le choix de la méthode. Ils connaissent les « bonnes » : « fuyons les globales, préférons les synthétiques ! » (De l’élément à la phrase). Plus c’est absurde, meilleur c’est.
Mais changer de « méthode » ne met pas fin à l’enseignement d’une fausse lecture, ni ne règle aucun des problèmes résultant de l’esprit de compétition et d’un système scolaire centré sur le maitre. C’est le rôle, la place et la psychologie de l’enseignant qu’il faut changer : la pédagogie. Pour ne rien changer, les conservateurs se déguisent en lanceurs d’alerte déclarant la guerre à « l’échec scolaire ». Ce sont fanfaronnades de charlatan destinées à promouvoir les méthodes « Pour les nuls », à désigner des boucs émissaires et à inciter les crédules à recourir à la médecine « qui soigne les maladies scolaires » nommées « DYS », « responsables de l’échec 
».
Tout, sauf remettre en question l’idéologie de la soumission ! Malheureusement pour la république et pour les enfants, ils trouvent un écho approbateur à tous les étages du système (des ASEM et AVS jusqu’au ministre, en passant par les IEN et conseillers). Et à l’extérieur. Ces mesures de remédiation, qui n’agissent que sur l’élève et ignorent l’enseignant, ne sont que des feedbacks du type « plus de la même chose », renforçant le statu quo. Paradoxe : on dépiste et soigne les « troubles des apprentissages » dans un système qui donne l’exclusivité à l’enseignement. Cette politique sanitaire postule que l’enseignement ne dysfonctionne jamais et qu’il faut traiter le symptôme plutôt que la cause du problème.
« L’enseignement explicite des sons et mécanismes de lecture » agit comme une dose de curare psychique qui paralyse le jugement, des années après avoir été administrée. Évidemment, la victime n’en a pas conscience. Elle peut croire mais ne peut plus exercer son esprit critique.

Autre paradoxe : des femmes, supérieures en nombre dans l’enseignement, plus encore dans les petites classes, sous-hommes de sexe faible sans droits, exploitées et soumises à l’autorité patriarcale pendant des siècles, qui enseignaient depuis 1834 mais n’obtinrent la citoyenneté qu’en 1945, constituèrent pratiquement le gros de la troupe chargée à coup de punitions :
1. d’interdire, comme délit, la langue de leurs mères aux petits provinciaux,
2. de leur imposer le français
3. et d’exiger, par l’appât de « bons points », le détour par le son pour conquérir le sens de l’écrit.

Aujourd’hui émancipées, « institutrices » ou rééducatrices orthophonistes de la « lecture », soldats du son toujours exposés aux campagnes de persuasion permanentes des nombreux groupes de pression qui se disputent le pouvoir obscurantiste dans l’école, elles ne sont pas près d’envisager de renoncer à la fonction archaïque d’alphabétisation, reliquat de temps révolus, qui leur fut déléguée à l’époque de leur infériorité sociale et politique.

Pour ceux qui ne savent pas comment un enfant apprend à lire :
Éveline Charmeux, Lire ou déchiffrer, ESF, 2013

Laurent CARLE (avril 2016)

(1) Eveline ajoute ici : Pour des raisons linguistiques, la notion de "mécanismes de lecture" est une absurdité en français : le vocabulaire étant massivement polysémique, aucune interprétation de signes écrits ne peut être mécanisée : attendu que c'est le contexte (généralement celui qui suit les mots) qui permet de choisir parmi les significations diverses des mots, celle qui est en cohérence avec le texte, réflexion et raisonnement accompagnent nécessairement toute activité de lecture.
Seules les diverses formes du raisonnement permettent de comprendre un écrit, à partir de mises en relation diverses de détails perçus, dans un aller et retour constant entre ce qui est perçu, ce qui est connu et ce qui est recherché.