Et l'on a envie de citer d'emblée la réponse lapidaire et lumineuse de François Jarraud : Ce n'est pas tant le bon maitre qu'il faut chercher, que le maître tout court, le maître formé..
Il est vrai qu'on a une fâcheuse tendance à oublier qu'un bon enseignant, comme un bon menuisier ou un bon maçon, c'est un enseignant qui a bien appris son métier.
Il y a tout de même une certaine différence entre ceux-là et celui-ci : si les détails du métier de maçon ou du menuisier sont bien connus, très peu contestables et généralement enseignés sans difficulté, il n'en est pas de même du tout de celui d'enseignant. Ni les contenus, ni la manière de les faire passer n'est objet de consensus. Donc, on voit où le bât blesse : le maître formé, oui... Mais formé à quoi ? Comment ? Pour obtenir quel résultat ?
Il est intéressant de noter que cette dernière question n'est généralement pas formulée, et sa réponse encore moins. Pourtant, comme le dirait un certain Mager, (souvent cité, mais sans grand effet !) : « Quand on ne sait pas où l'on va, on risque d'arriver ailleurs ».
De fait, c'est exactement ce qui se passe. Et ça ne date pas d'aujourd'hui : dans les années 70, Bernard Charlot expliquait déjà que les enseignants étaient si bien formés qu'ils faisaient sans s'en rendre compte, le contraire de ce qu'ils pensaient faire : ils pensaient enseigner la lecture et les enfants n'apprenaient qu'à déchiffrer ; ils leur apprenaient à écrire et ils ne savait faire que des rédactions, restant complètement démunis devant les compte-rendu de TP, les dissertations ou plus tard, les synthèses de textes.

Donc, pour éviter l'échec, la première condition est de savoir où l'on va quand on est formateur d'enseignants, quel résultat on attend de la formation qu'on apporte. Évidemment, ce résultat ne peut être autre chose qu'un enseignant qui maîtrise son métier, et donc qui sait lui aussi où il doit aller, puisque, avec ses élèves, sa tâche est d'obtenir, comme on dit, « des résultats ».
Le problème, c'est qu'on se garde bien de lui en dire davantage sur ce que sont, de façon précise, ces résultats : attend-on de l’élève qu’il récite par cœur des règles d'orthographe, ou qu’il écrive sans erreurs? Qu’il sache se servir des écrits ou qu’il en déchiffre les mots ? Qu’il ait une bonne note à des exercices ou qu’il sache produire n'importe quel type d'écrits ?
Officiellement, ce qu'on attend exactement des élèves est posé comme évident, donc flou.
Une autre précision manque également : à quel moment, ce résultat doit apparaître. La tradition veut que ce soit à la fin de la leçon : longtemps les formateurs ont exigé sur les fiches de préparation de séance en classe, la fameuse évaluation immédiate, sans laquelle il n'était point de salut. Cette pratique est en fait dénoncée, depuis des décennies, par tous les travaux sur l'apprentissage, qui ont démontré qu'apprendre, ça met du temps à « prendre ». Le passage de « je viens d'apprendre » à « je sais me servir de ce que j'ai appris » est loin d'être immédiat. Quand le moment d'apprentissage est fini, on ne sait pas grand-chose ; on a fait des découvertes, mais de là à pouvoir les utiliser, il y a une fameuse marche. On peut même dire que ce qu'un enseignant évalue, c'est souvent le travail des collègues précédents ; en fait, le sien ne le sera véritablement que des années plus tard.
C'est une des nombreuses différences qui séparent notre métier de celui de maçon : lui, il voit le résultat tout de suite, nous, jamais. Le métier d'enseignant est un métier de « parieurs »: on fait un pari sur l'avenir, mais de la certitude, on n'en trouvera pas. D'où aussi l'inutilité de juger des pratiques à partir de leurs résultats immédiats : n'en déplaise aux fans des sciences exactes, aucune technologie d'évaluation, si affûtée soit-elle, ne permettra de savoir sur le champ si une pratique d'enseignement est efficace ou non.
Mais rien de tout cela n'est dit.
On mesure le brouillard qui entoure l'équipement professionnel offert au prof quand il entre dans la carrière : comment pourrait-il être « bon » ? Et bon à quoi ? Même s'il est pourvu des fameuses qualités que Laurent Carle avait énumérées naguère pour le définir, il lui reste de fameux manques :

Aimer apprendre, aimer enseigner, aimer éduquer, aimer transmettre, aimer lire, aimer la culture, aimer la compagnie des enfants ou des adolescents, aimer les échanges et les relations humaines, être autonome, ouvert au changement, audacieux, sociable, créatif, coopératif, humaniste, anticonformiste, démocrate, sont les conditions nécessaires mais non suffisantes. Le reste, il faut l’apprendre en formation, à condition que les formateurs remplissent, eux aussi, ces nécessaires conditions et se soient formés avec d’authentiques formateurs de formateurs, non avec des conservateurs de musée, gardiens des dogmes et de la liturgie.

Comme le dit fort bien Laurent, le reste, il faut l'apprendre... Encore faut-il, comme il le précise, que les formateurs connaissent ce reste, qu'ils aient des réponses claires à toutes les questions que nous venons de poser, qu'ils aient pu clarifier tout ce flou, cet à-peu-près, qui entoure les objectifs. Qu'ils précisent ce qu'il faut comprendre à travers la polysémie des mots employés : savoir lire, savoir parler, savoir écrire, savoir sa grammaire, avoir un vocabulaire riche, savoir les règles d'orthographe... Aucune de ces formules ne définit un objectif précis qu'on puisse analyser et dont on puisse déduire les moyens à utiliser pour que les élèves les atteignent. Comment le bon prof pourrait-il en être un effectivement ?
Alors ici surgit une ennième question, inquiétante : comment expliquer ce qui semble bien une volonté de ne pas être clair, (où l'on trouve sans doute la cause n°1 de l'immobilisme du mammouth) ?
Une hypothèse de réponse me vient à l'esprit (un peu orientée, mais peu improbable) : les textes officiels sont rédigés par des politiques, supervisés par des élus qui souhaitent le rester. Quand on veut être élu il faut ne blesser personne : le flou, bien polysémique, est l'arme imparable pour cela, parée, qui plus est, de la noblesse d'une prétendue liberté laissée aux enseignants. Une liberté qui n'est que leurre : comment pourrais-je être libre de choisir mes réponses, si l'on ne m'a pas aidé à définir les critères qui permettent de le faire ?

Bloquée, l'école ? Le délitement de la refondation au fil des années depuis 2012 le laisse penser.
Et pourtant, quand on réfléchit bien, on s'aperçoit qu'il y a, au moins, une chose que l'on peut définir clairement, sans déclencher de combats d'opinions : c'est l'objectif à long terme du travail d'éducation, scolaire ou familial, je veux dire les adultes que l'on voudrait voir émerger des enfants qu'on nous confie : sur ce point, le consensus n’est pas impossible.
Or, on peut admettre, à la lumière des travaux sur la question, qu'il n’y a pas d'objectifs intermédiaires dans le domaine de l’école et de l’éducation, puisque le développement de l'enfant consiste en une transformation continue de toute sa personne. Même si ce développement s'effectue par étapes, aucune d'entre elles ne peut constituer un objectif à atteindre et l'on sait que, dès l'école maternelle, ce qu'on propose aux enfants contribuera à façonner l'adulte qu'il deviendra. Tout ce qu'on lui dira, tout ce qu'on lui fera faire aura un impact sur l'homme.
C'est donc ce résultat adulte qu'il faut viser quand on fait classe.
Puisque nous vivons (et souhaitons vivre) dans une démocratie, cela veut dire qu'il faut vivre cette démocratie aussi à l'école — SURTOUT à l'école. Or celle-ci parle admirablement de la démocratie, mais c'est le contraire qu'elle fait vivre aux enfants : un virage à 180° est indispensable. On le sait, on le dit depuis longtemps, et si c'est si long à être entendu, c'est que les propositions de clarification des chercheurs n'ont jamais eu le soutien officiel net et sans ambiguïté, indispensable. La question n'est pas d'alléger ou d'alourdir les programmes, mais de définir en termes clairs les objectifs d'apprentissage, sans confondre objectifs et moyens, sans prendre une activité pour occuper les élèves (les trois quarts des exercices de grammaire, par exemple), pour une situation d'apprentissage effectif.
Même si on a souvent dit le contraire, je pense que la société ne deviendra plus juste, que si c'est l'école qui fait les premiers pas... Elle peut le faire si les collègues acceptent de s'y mettre ensemble. Mais il est vrai que seule une aide officielle les convaincra de le faire. Il faut que les directives aillent nettement dans ce sens, qu'elles sortent de leur timidité floue, de leur fausse prudence, et de la mollesse de leurs orientations ; qu'elles se libèrent des intérêts catégoriels, qu'elles définissent ouvertement le type de société visé et pourquoi ; qu'elles insistent sur le rôle de l'école dans ce projet, et qu'elles valorisent ceux qui en seront les acteurs. Qu'enfin les contenus de formation proposés correspondent à cette transformation, sans ambiguïté aucune et de façon intelligemment contraignante...
Tout ça, si l'on veut vraiment obtenir, comme résultats, des adultes responsables, citoyens libres, jamais prisonniers de leurs affects égoïstes, capables de rendre notre société un peu plus juste et de la défendre.
Un pas minuscule (mais mondial) a pu être fait en ce sens pour la planète. Ça ne devrait pas être impossible pour l'école en France, non ?