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LES RESISTANCES AU CHANGEMENT ET L’ECOLE NOUVELLE

Pour enseigner dans une école, il faut nécessairement :
* aimer lire (la passion est contagieuse),
* aimer son métier (ne pas le choisir par défaut),
* aimer apprendre et chercher,
* aimer la compagnie des enfants
* et, enfin, savoir s’étonner et s’indigner de la violence institutionnelle ordinaire et des abus quotidiens commis sur les plus faibles, pourtant communément admis sans protester, voire approuvés, par l’opinion.
Sinon, inconsciemment, on attribuera aux élèves tous les défauts imaginables, les rendant responsables des difficultés du métier. Ces préalables pour être heureux dans son métier et le réussir, on les trouve rarement complets chez ceux qui se plaignent des mauvaises conditions de travail, des élèves, des parents, de l’insuffisance de moyens, de la direction, du ministre, des collègues, et, surtout, d’être mal aimés et mal payés.
En France, le métier d’enseignant est plus difficile que partout ailleurs.

1. Pas de véritable formation pédagogique.

2. Pas d’initiation à la psychologie des groupes, de l’enfant et des apprentissages.

3. Statut de prof sanctifié par l’idéologie dominante.

4. Culte sacré de l’élite, élève ou prof, excluant toute concession et compassion à l’égard des perdants.

5. Règles de « vie » institutionnelles qui font de chaque enseignant un monarque absolu, mais solitaire, qui règne, gouverne, ordonne, légifère, note, décide, police, juge, punit.
Qui peut porter sur ses épaules autant de rôles ? Dieu. Le Roi. L’Empereur. Le contremaitre du XIXe siècle, quand les enfants de 12 ans travaillaient en usine, 12 heures par jour.
Pour enseigner, tant de pouvoirs ne sont ni nécessaires, ni utiles. Pédagogiquement, leur cumul est plus une lourde entrave qu’un privilège. Mais quel monarque serait assez stupide pour renoncer au pouvoir ? Empêtrée dans ses coutumes, traditions et contradictions, l’école française date. Au crédit des enseignants, ce qui est remarquable, c’est qu’il y ait si peu de dérapages. Que pas mal de monarques, qui n’étaient peut-être pas faits pour ce métier, se fassent chahuter, ne change rien à leur statut, garanti par l’état, la tradition et l’opinion.

6. Un recrutement sans formation, au niveau « master », qui a réduit l’origine sociale des enseignants à une seule classe, en face d’un public socialement varié et diversifié autant que la population française. Ce qui rend problématique le pilotage de la diversité et la relation avec des semblables si différents et mal connus. Dans un groupe d’appartenance où l’on se retrouve entre soi, on comprend mal la psychologie des autres classes sociales. La tentation du préjugé et du mépris y est forte. Écoutez ce qui se dit dans la salle à café.

7. Une idéologie réactionnaire, qui s’étale dans la presse et l’édition, et pèse lourdement sur la profession, renforcée jour après jour par les gardiens du temple.

Ces conditions institutionnelles rendent le métier encore plus frustrant à ceux qui ne s’en sortent pas. Pour eux, la sinécure espérée se transforme en cauchemar. Quand ils étaient élèves, bons, ils admirèrent et envièrent leurs profs. C’est encore plus décevant et démoralisant à présent. Les difficultés professionnelles sont taboues. Il suffit d’assister à un conseil des maitres pour en avoir une petite illustration. Dans certaines écoles, celui qui évoque les incidents professionnels qui le traumatisent, pour obtenir de l’aide, paie une amende à verser dans la cagnotte commune. Chacun se méfie de tout le monde. L’individualisme et le chacun pour soi sont une règle absolue aussi bien pour les profs, que pour les élèves.

Dans la conscience collective, réussir son métier c’est passer des concours pour grimper dans la hiérarchie. La coopération et l’entraide sont jugées comme des fraternisations avec l’ennemi dans les tranchées de Verdun. On pourrait faire appel au conseiller pédagogique, en surmontant ses propres craintes de passer pour un incapable ou d’être dénoncé à l’inspecteur. Personne n’y a recours. On ne peut pas solliciter l’aide du psychologue scolaire, le spécialiste de la pathologie des autres, trop occupé à tester et à évaluer des individus « en échec », « pas pour moi ». On pourrait faire appel aux rééducateurs. Pour leur demander quoi ? L’individualisme gangrène l’école. L’élitisme la pervertit.

Pour faire un « honnête homme », un citoyen humain, l’instruction ne suffit pas. La citoyenneté et l’humanité ne se mesurent pas à la somme des savoirs acquis. La barbarie et la culture peuvent se rencontrer sans s’exclure. Rappelons-nous que les hauts dignitaires nazis qui ordonnèrent les massacres, les génocides et la torture avaient « réussi » à l’école. Ils étaient instruits, diplômés, cultivés, amateurs d’art.
Il n’est pas nécessaire d’être sadique ou malveillant pour humilier un élève, ou un adulte. Il suffit, entre autres, de proclamer solennellement les « résultats » (note et appréciations) du dernier « contrôle », du dernier devoir, chez des élèves qui ont une note « insuffisante » (en dessous de la « moyenne »). Le système scolaire français est fondé sur la valeur « mérite », autrement dit, la sélection par la compétition.
Le fait même d’enseigner à l’ancienne, avec « les méthodes qui ont fait leurs preuves », est suffisant pour stresser l’écolier qui n’a pas la chance d’être né dans une « bonne famille » (Revoir mon « papier » précédent).

Avant même la note, imposer à un enfant d’apprendre à lire en faisant « b et a : ba » est une insulte à son intelligence. C’est infantilisant et humiliant. Le punir parce qu’il a mal lu (mal déchiffré) est un abus didactique sur mineur de 6 ans, d’une violence inouïe. En « cerise sur le gâteau », le simple signalement pour « prise en charge » médicalisée (ou para) colle déjà une étiquette infamante et produit un effet Pygmalion.
Avec des commentaires sarcastiques destinés à stimuler le « mauvais élève », on obtient en plus un effet « choc ». Un mot, chuchoté ou claironné sur un ton aigre-doux, du genre : « 2, Nul ! », suffit. Là, on désespère et « décroche » définitivement l’apprenti.

« A quels objectifs fait-on référence lorsqu’on proclame que l’école a échoué ? Question tenue volontairement obscure, paradoxalement pour mieux dissimuler sa réussite et convaincre les opprimés de l’urgence de la défendre en revendiquant pour leurs enfants les fonctionnements pédagogiques qu’ils ont eux-mêmes subis. »
Référence de Jean Foucambert citée par Julos. Merci.

En effet, dans la reproduction de la hiérarchie sociale et la consolidation du pouvoir des dominants, l’école réussit très bien. Les pauvres en sortent aussi nus, mais plus « coupables » ou moins innocents, qu’ils y étaient entrés.

Quand, siècle après siècle, les manifestants de rue clament avec leurs banderoles des slogans hostiles à la « réforme », c’est bien cette école aux classes homogènes de latin-allemand qu’ils défendent, espérant qu’elle hissera leurs propres enfants au sommet de la pyramide. Ce n’est pas l’école d’une république sociale et démocratique. L’orientation pédagogique des enseignants français est rarement concordante avec leur bulletin de vote dans l’isoloir. Ils sont perméables, à leur insu, aux idées reçues conservatrices parce que, tradition corporatiste, le musée les tente plus que le laboratoire. L’offre de changement pédagogique, même discrète et modeste, les inquiète ou les irrite, plus qu’elle ne les séduit. Il faut dire que personne ne leur a appris à chercher, à coopérer, à prendre des risques. Au contraire.

De la bonne humeur, tout en continuant comme par le passé, ne change rien. Le but de l’éducation scolaire est de conduire l’enfant vers l’autonomie en lui fournissant les outils et compétences nécessaires. Ce n’est pas ce que fait l’école traditionnelle. Les Français sortent de leur école, si imprégnés et dépendants que, lorsqu’ils enseignent, ils n’imaginent pas qu’ils pourraient faire autrement que leurs anciens profs. Pour remédier, il faudrait adopter une attitude pédagogique et empathique, après avoir supprimé l’arsenal nocif du système qui fonctionne depuis Napoléon, depuis le triomphe de la bourgeoisie sur le peuple révolutionnaire qui renversa trois rois.

Changer quoi ?

Il faut changer de logiciel.
Ne plus sanctionner la « faute », accorder le droit de se tromper, de chercher, de tâtonner, d’échanger, de s’entraider, de travailler en groupe et pour soi, non pour la note et le maitre, comme le dit Éveline. Mettre l’élève au cœur du système à la place du « programme ». Cela veut dire « accès libre » à la bibliothèque de consultation, papier ou en ligne, afin de travailler avec la documentation nécessaire. Et non : « accès réservé à ceux qui ont terminé leur travail », tactique camouflée de sélection, forme subtile de punition pour les enfants du peuple. Qu’ont-ils à la maison pour se documenter et s’éduquer ? Les publicités à répétition de la télévision commerciale ?
A l’école, la démocratie se nomme pédagogie. La démocratie, conquête récente de l’humanité, encore rare sur la planète, n’est ni innée, ni définitivement acquise. Il faut la construire, l’entretenir, la consolider, la défendre, l’améliorer. Dès l’école, dans l’école et dans la classe ! On l’apprend en la pratiquant. Monarchie et démocratie ne sont pas compatibles. Il faut choisir l’une ou l’autre. C’est le dilemme.

Si, soumis à la pression des lobbies, l’autorité politique ne change pas l’école, l’enseignant doit faire sa propre révolution, paisible et pacifique, contre le cumul des pouvoirs. Les contenus à apprendre, décidés par le ministère, ne sont pas négociables. Les démarches et les stratégies pour les acquérir activement et se les approprier, sont au choix de l’élève. Quant aux méthodes, elles ne sont ni démocratiques, ni pédagogiques, mais contreproductives, du moins si on vise l’instruction et l’éducation pour tous et non la sélection des meilleurs.

La décision appartient donc à la collectivité classe à la fois constituante et législative. C’est ici que commence l’autonomie de l’enfant, citoyen de sa classe et de son école. Le maitre pédagogique gouverne et accorde le droit de parole, de réunion, d’assemblée délibérative et de vote aux citoyens de sa classe. Il ne règne pas. Il respecte les lois, les droits de l’homme et de l’enfant. Il doit donc se défaire de ses pouvoirs cumulés.
Certains taxent l’entreprise de pari stupide et dangereux. C’est une révolution que, paradoxalement, il faut mener seul et contre ses propres privilèges. Cela demande une grande liberté de penser et d’action en contradiction avec la tradition et l’opinion. Et les « contre-révolutionnaires » sont nombreux, très influents, prêts à tous les mensonges pour empêcher l’avènement pédagogique. Dans les maisons d’édition scolaire, les cabinets médicaux et les sciences de « l’éducation », on trouve plus d’experts en conservatisme que de pédagogues dans les écoles. Sur les forums du WEB on peut mesurer leur résistance à tout changement. C’est pourquoi l’école ne se réforme ni par le haut, ni par le bas.

Le prof dissident, qui rompt avec la tradition, se marginalise. Il faut assumer sa différence. D’autant qu’il ne faut pas compter sur la pédagogie des formateurs, qui, eux-mêmes… Seuls, les mouvements pédagogiques, GFEN, ICEM, OCCE…

Et pour les partisans de l’école traditionnelle qui pensent qu’il faut seulement :
· faire écouter le cours dans le silence,
· faire faire les devoirs,
· faire apprendre les leçons,
· faire travailler,
· contrôler le travail et les connaissances,
pour ceux qui ne sont pas convaincus de la nécessité de former des démocrates, citoyens humains, plutôt que des élites, brillants technocrates, et que « instruction sans éducation n’est que ruine de l’âme », voici un message posthume de Haim Ginott, au travers du texte qu’il distribuait à chacun des enseignants de l’établissement qu’il dirigeait :

« Cher professeur, je suis un survivant des camps de concentration. Mes yeux ont vu ce qu’aucun homme ne devrait voir : des chambres à gaz construites par des ingénieurs instruits, des enfants empoisonnés par des médecins éduqués, des nourrissons tués par des infirmières qualifiées et entraînées, des femmes et des bébés exécutés et brûlés par des diplômés de collèges et d’universités. Je me méfie donc de l’enseignement. Ma requête est la suivante : aidez nos élèves à devenir des êtres humains. Vos efforts ne doivent jamais produire des monstres éduqués, des psychopathes qualifiés, des Eichmann instruits. La lecture, l’écriture, l’arithmétique ne sont importantes que si elles servent à rendre nos enfants plus humains ».

Des lectures :
* L’article sur la relation : Mael Virat : Faut-il aimer les élèves ?, signalé par David S, est une riche lecture, même s’il ne pose pas la question des méthodes à la française.
* La question de l’adaptation de l’École aux élèves à besoins particuliers : http://dcalin.fr/publications/cormier2.html
ouvre des pistes pour changer quelque chose dans l’école.
Et, bien sûr, tous les ouvrages d’Eveline Charmeux.