Cette "affaire" du latin et du grec au collège est en effet, pour nos hommes politiques, une merveilleuse occasion de distiller quelques sottises sur les ondes. Un ex-ministre de l'Education s'est éclaté hier matin sur france2 en énumérant les vertus de ces deux enseignements, majeurs à ses yeux et moyens essentiel de lutter contre l'échec scolaire des élèves "pauvres" (??!!).
Pauvres ou non, les élèves que j'ai entendus en parler évoquaient surtout l'ennui puissant qui montait en eux durant ces cours, et l'incompréhension qui était la leur de leur utilité.
De fait, le discours du sieur en question était profondément ridicule, empreint de cet intellectualisme hautain des couches dominantes, qui dissertent sur un métier dont ils ne savent pas grand chose, ne l'ayant pas vraiment analysé, et dont ils n'ont jamais remis en question la manière de l'exercer.
Comme d'habitude, ce n'est pas la discipline en tant que telle qui est incriminée (langue prétendue "morte" ou "vivante", équations du second degré, histoire chronologique ou autre, etc.), c'est la manière de l'enseigner, les objectifs visés et la définition qu'on en a.
Sur les intérêts du latin et les objectifs de son enseignement, les pires contre-vérités sont régulièrement assénées. D'abord, il ne disparaît pas des contenus d'enseignement : il n'y a qu'à relire ce qui en est dit. Surtout, le latin comme le grec, qui ont des rôles éducatifs certains, n'ont pas du tout ceux qu'on leur prête.
Contrairement à ce qui est affirmé, le latin n'aide en rien à comprendre le fonctionnement du français, la grammaire latine étant profondément différente de la nôtre ; la filiation n'existe que pour le vocabulaire, — et encore, le français a tant de mots empruntés à d'autres langues, que ceux dont l'origine est latine sont à peine majoritaires dans l'ensemble de notre lexique (1). Pour ce qui est de la "formation de l'esprit", le jeu d'échecs ou l'algèbre le font largement aussi bien, tout comme les neuf dixièmes des autres contenus d'enseignements, dès l'instant où ils sont convenablement enseignés, c'est-à-dire d'abord en relation avec leur rôle dans la société d'aujourd'hui.

En fait, le latin (qui n'est pas"mort" du tout), est une langue de LECTURE. Il permet de lire aujourd'hui les œuvres des auteurs de l'antiquité, dans le texte où ils ont été écrits : c'est son rôle, évidemment essentiel. Lire des œuvres "dans le texte" a une autre valeur que dans une traduction, forcément "infidèle". L'adjectif "infidèle" n'a rien ici de péjoratif : une traduction, c'est une LECTURE, lecture personnelle (il n'y en a pas d'autres !) du traducteur. Une traduction est donc passionnante, à condition de pouvoir la comparer avec le texte d'origine ; exactement comme une adaptation filmée d'un roman l'est surtout quand on la compare avec le roman en question.
Apprendre le latin, ou toute autre langue qui ne se parle plus, cela s'adresse en réalité à des gens qui aiment LIRE. Mais ce n'est nullement un moyen de le leur apprendre ! Il est préférable qu'ils le sachent déjà, notamment qu'ils soient bien entraînés à repérer des indices dans les textes — et surtout ni en déchiffrant, ni en subvocalisant : ces deux activités sont déjà des handicaps à la compréhension en français, mais le sont bien davantage en langue étrangère ou ancienne.
Rendre obligatoire l'enseignement du latin pour tous n'aura aucune incidence sur les performances des élèves en lecture et l'absence de celui-ci ne saurait être tenue pour responsable du million d'illettrés par quinquennat, pas plus que des 140 000 jeunes qui sortent chaque année du système éducatif sans aucune qualification.

Lorsque SOS Éducation, dans un bel élan épique, clame : Pouvons-nous nous contenter de ces quelques mesures-gadgets ? N'est-il pas urgent d'interpeller les responsables politiques sur les vraies priorités en matière d'éducation, de fixer un cap ambitieux, et de s'y tenir ?, on ne peut, pour une fois, qu'être d'accord avec les auteurs de cette envolée. La vraie question étant de savoir quels sont les "gadgets", en quoi consistent les "vraies priorités en matière d'éducation", et ce qu'on doit entendre, par "un cap ambitieux".

De toute évidence, ces personnages — qui ignore beaucoup de choses, notamment sur les sujets dont ils parlent, comme la lecture — n'ont pas su lire la BD de Jacques Risso, ni le commentaire que Laurent en avait fait par avance :
Si elles enseignaient la bicyclette, les méthodes, alphabétiques ou mixtes, feraient rouler les élèves assis à leurs places tantôt avec un guidon, tantôt avec une selle, tantôt avec une roue… Au lieu d’un mouvement incessant du tout vers la partie et d’un panoramique « grand angle » qui embrasse le maximum de mots pour les mettre en interaction, la théorie commande de fixer un regard de borgne sur des unités élémentaires de « lecture » isolées, inertes et insensées (la « syllabe », la « lettre », le « son »). « La vie, c’est comme une bicyclette, il faut avancer pour ne pas perdre l’équilibre » disait Einstein. Si la question lui avait été posée, il aurait dit de la lecture : « La lecture, c’est comme une bicyclette, il faut avancer pour capter le sens directeur et ne pas se perdre en route. » L’arrêt répétitif sur des « unités » élémentaires égare le « lecteur » et le stoppe en l’immobilisant.
On oublie (ou feint de ne pas savoir) que lire, comme rouler à vélo, faire du ski ou nager, est une activité (et non un "savoir" à emmagasiner pour répondre à des questions). De ce fait, apprendre une activité ne s'apprend pas comme un théorème. La maîtrise d'une activité exige des comportements nouveaux, en contradiction avec les habitudes antérieures : ce sont, pour celui qui doit les apprendre des problèmes, dont la résolution est intimement liée à l'apprentissage de l'activité. C'est ce que Raymond Catteau avait brillamment mis en évidence à propos de la natation : pour apprendre à nager, il faut avoir résolu les problèmes que pose à nos comportements habituels la différence de milieu où se déroule l'activité : dans l'eau, ni la respiration, ni l'équilibre, ni la propulsion ne peuvent se faire comme sur la terre ferme. Si l'on ne commence pas par résoudre ces problèmes-là, on pourra toujours faire les mouvements de la brasse, ça n'avancera pas !!
Il en est de même pour le vélo dont l'équilibre et la propulsion reposent sur d'autres stratégies que la marche ; et l'analyse s'applique à la lecture de la même manière. Lire est une activité complexe de communication, qui pose de graves problèmes liés aux différences de situation qui opposent la communication directe et la communication à distance. Ce sont :

* des problèmes de perception : les signes de l’oral sont perçus par les oreilles, les signes de l’écrit, par les yeux ;
* des problèmes de dimension : l’oral se déroule dans le temps, l’écrit, dans l’espace ;
* des problèmes de contenus langagier : ni les mots, ni leur fonctionnement, ne proposent les mêmes indices signifiants : les indices de nombre ou de genre pour les noms, de temps ou de personne pour les verbes ne sont plus au même endroit à l’oral et à l’écrit ;
* des problèmes enfin d’organisation des messages, généralement construits selon un ordre chronologique à l’oral, et un ordre logique à l’écrit…
Si l'on ne commence pas par découvrir ces différences avec les problèmes qu'elles posent, pour évidemment tenter de les résoudre, et si l'on pense comme les membres de SOS machin le clament au premier paragraphe de leur Pacte de lecture, que : Tous les enfants doivent savoir lire en fin de primaire. Un test national de déchiffrage, dont les résultats par établissement seront transparents, doit être mis en place en fin de CP et de CE1,
on obtient les mêmes résultats que ceux de la BD. Le test qu'ils annoncent, par exemple s'y trouve déjà :



Pas étonnant que le résultat soit alors celui-ci :



Et ils seront incapables de lire Tite-Live dans le texte, même si ce dernier est au programme.
Sauf qu'il y a tout de même une différence : pour la lecture, l'enseignant ne se voile pas la face... il engueule le gamin !


(1) A ce sujet, je rappelle (à tout hasard) que votre servante a quelque peu travaillé là-dessus et qu'un ouvrage est récemment sorti aux Éditions Chronique Sociale de Lyon sous le titre "Enseigner le vocabulaire autrement"