Le risque, en effet, qu'elles restent à l'état de promesse est grand : non seulement c'est en général ce qui se passe, mais on entend déjà des voix s'élever contre des propositions trop dérangeantes aux yeux de certains collègues...
Les nouveautés ne sont guère bien vues par le Mammouth.
Par exemple, ces Parcours d’Education Artistique et Culturelle (PEAC) qui prévoient des croisements disciplinaires, destinés faire découvrir aux enfants que, contrairement à ce que beaucoup croient, les disciplines scolaires ne sont pas des morceaux du monde qui nous entoure et que la réalité n'est pas une mosaïque dont les pièces seraient les maths, le français, la géo et l'histoire...
Cette manière, en effet, d'imposer aux enfants dès le début de leur scolarité ce morcellement du savoir, les empêche de découvrir que ce qu'on nomme une discipline (ou "matière d'enseignement"), n'est qu'un point de vue d'étude : tout événement de notre vie peut être étudié d'un point de vue langagier, mathématique, historique, technique ou géographique, etc. etc.
Les disciplines sont des notions abstraites, et non des "cases" juxtaposées, à explorer.
Et nous sommes nombreux à penser, depuis longtemps, qu'il faut permettre aux enfants de construire cette notion : c'est même un des objectifs de la "pédagogie du projet", qui seule permet de découvrir que la réalité de ce qu'on vit mélange allègrement ces domaines, qu'il faut certes apprendre à distinguer pour comprendre comment ça marche, mais en analysant ce qui a été vécu.
Évidemment, les futurs programmes ne vont pas jusque là : ces PEAC ne sont qu'une association bien artificielle de deux ou trois disciplines, le tout bien scolaire, dont l'organisation semble surtout de nature à compliquer les choses, ce qui déjà fait grincer les dents de ceux qui considèrent qu'on n'est pas payé pour se donner le mal de ces fantaisies soixante-huitardes.
Pourtant, si l'on vit de vrais projets en classe — réaliser un périodique d'information et de loisir, monter un vrai spectacle en adaptant une œuvre littéraire qu'on a lue, ou produire une brochure sur l'histoire du village — on s'apercevra de façon beaucoup plus claire et naturelle, que cela met en jeu des savoirs de "français", de "mathématiques ", de "motricité", de "technologie" informatique et autre...
Ne serait-il pas plus simple de conseiller tout bonnement cette forme de travail déjà pratiquée chez Freinet et clairement définie par de nombreux pédagogues ? Pourquoi réinventer un "machin" artificiel aux objectifs si flous ?
On le voit : ce qui pourrait être une belle musique sonne déjà un peu faux.

Mais il y a bien pire comme fausses notes.
Quand on découvre un chapitre qui s'intitule " Lecture et compréhension de l'écrit", on a les yeux qui, brutalement, se mettent à vous piquer : que signifie ce "et" ? Lire et comprendre, ce n'est donc pas la même chose ? C'est quoi la lecture AVANT la compréhension de l'écrit ?
La suite est tristement éclairante : Il est encore nécessaire, en s’appuyant sur une claire conscience phonologique, que l'enfant comprenne le principe alphabétique qui met en relation des lettres et les phonèmes.
Et voilà la conscience phonologique de retour ! Et pas dans le chapitre sur l'oral, où elle aurait une certaine raison d'être, non ! Dans la lecture ! Cette activité des yeux qui consiste, en repérant des signes écrits sur une page ou un écran, à construire dans sa tête des idées, des événements, des images...
A l'écrit, la langue française a un fonctionnement profondément différent de celui de l'oral : en quoi la conscience phonologique peut-elle aider une telle activité ?

Avec la suite, ce ne sont plus des fausses notes, c'est tout un fracas dissonant de sottises : (il faut que l'enfant...) fasse l'expérience de la stabilité des relations entre phonèmes et graphèmes et, de façon symétrique, des relations entre graphèmes et phonèmes, qu’il perçoive comment ces relations, relativement stables, constituent un système.
Le moins qu'on puisse dire, c'est que cette stabilité est plus que relative ! Et puis, stable ou pas, en quoi cette connaissance va-t-elle l'aider à comprendre ce qu'il lit ?
Qu'il développe sa perception des syllabes et, à l’intérieur de celles‐ci, des phonèmes réalisés ; il est conduit à associer les phonèmes et les graphèmes ; il élabore puis exerce les processus de décodage et d’encodage de mots, de phrases, de textes. Une attention particulière est portée aux difficultés de la fusion des phonèmes en syllabes, de la fusion des syllabes en mots.

On est atterré devant un langage aussi approximatif dans ses prétentions scientifiques : c'est la Méthode Boscher parée des plumes du paon linguistico-neuro-scientifique !
Comment l'enfant peut-il percevoir dans les syllabes les phonèmes réalisés ? L'auteur ignore-t-il qu'un phonème est une entité abstraite, qui ne correspond pas à ce qu'on entend — lequel du reste varie considérablement d'un individu à l'autre — mais à ce qu'on a RECONNU comme étant semblable au-delà des variations perçues ?
Comment un enfant de CP pourrait-il comprendre cela, alors que la plupart des adultes qui enseignent ne le comprennent pas eux-mêmes ? Comment l'auteur de ce texte, qui patauge visiblement dans ces notions, peut-il ne pas voir l'absurdité psychologique d'un tel travail, infligé à des enfants de six ans, qui ne peut les conduire qu'à des erreurs sur le fonctionnement de la langue, qui, de surcroît, les rebute, les décourage et les détourne de désir de lire ?
Travailler sur ces notions est sans doute nécessaire — à condition d'être mené de façon un peu plus rigoureuse — mais certainement pas à cet âge, et certainement pas pour la lecture, dont on voit mal en quoi il favoriserait l'entrée dans l'écrit.
Que je sache, entrer dans l'écrit, c'est entrer dans un MONDE différent où la communication s'effectue à l'aide d'objets nouveaux, qui se nomment livres, journaux, brochures, magazines, catalogues, au maniement à la fois particulier et divers, et qui ne ressemblent à rien de ce qu'on utilisait avant.
La connaissance la plus élémentaire de la psychologie des enfants permet d'affirmer que c'est par l'utilisation de ces objets, par leur manipulation et la connaissance de leur fonction, que se fait l'entrée dans l'écrit, et non par la connaissance des pièces qui les constituent — surtout quand ces pièces sont abstraites, par dessus le marché.
Qui aurait l'idée de commencer l'apprentissage du vélo par la connaissance du système des pédales et du rôle de la chaîne ?
Pourquoi perd-on tout bon sens, pourquoi oublie-t-on tout ce qu'on sait par ailleurs, du fonctionnement d'un enfant, des processus d'apprentissage et de ce qu'est l'acte de lire, dès qu'il s'agit d'apprentissage de la lecture ? Pourquoi ce qui paraîtrait ridicule pour n'importe quel autre type d'apprentissage devient-il obligation incontournable quand il s'agit de permettre aux enfants d'entrer dans l'écrit ?

Si l'on ajoute à cela que, bien entendu, lecture à haute voix et lecture sont confondues dans ce texte, que nul apprentissage de la lecture à haute voix n'a été prévu : les pauvres petits n'ont à leur disposition que la fusion des phonèmes en syllabes, et la fusion des syllabes en mots, on peut hélas affirmer qu'on n'a pas fini d'entendre ânonner ces pauvres enfants, jusqu'au bac inclus, et de voir des adultes lire à haute voix, le nez dans leur feuille !
Et de lecteurs, seuls le seront ceux qui l'étaient avant que la conscience phonologique ne leur soit imposée...

Il est vrai que ce n'est qu'un projet, soumis à consultation. Les "consultés" vont rectifier tout ça, n'est-ce pas ?
Je ne sais pas pourquoi, une sourde montée de pessimisme me laisse entrevoir que le résultat final risque fort d'être bien pire...