Lorsque j'entends ceux qui veulent réformer l'orthographe pour faciliter son enseignement (ça veut dire quoi, réformer ?) je pense irrésistiblement à Adrien Wettach, le célèbre clown suisse, Grock, et à son célébrissime sketch, où il s'efforce de pousser le piano pour le rapprocher du tabouret.
Et si l'on essayait plutôt de pousser le tabouret ? Idée audacieuse, certes, mais, comme on sait, la fortune sourit à ceux qui le sont. Poussons donc le tabouret.

Pour commencer, et sans revenir sur une manière plus efficace d'enseigner l'orthographe, longuement décrite dans d'autres billets et dans un ouvrage (1), il faudrait que cessent un certain nombre de bêtises en vigueur dans les pratiques d'enseignement :

* Cesser d'abord de parler de "fautes" à propos des manquements aux pluriels des noms de couleurs et autres abominations actuelles de ce domaine, pour admettre que ce ne sont que des ERREURS, ni plus ni moins graves que de placer la bataille de Marignan en 1610, ou Amiens dans le Bas-Rhin.

* Cesser aussi de conseiller aux élèves d'écouter ce qu'on entend dans les mots pour savoir les écrire. N'en déplaise à la grande prêtresse de l'orthographe, madame Catach, qui affirme, preuve à l'appui, que 85% des mots français ont une relation phonies-graphies régulière, il est certain que les 15% restant sont les plus fréquents dans la langue et que, surtout, ce sont ceux que les enfants connaissent... Si, comme il faut le faire, on s'appuie sur ce que les enfants savent, les "exceptions"à cette règle tombent alors comme à Gravelotte, et nos pauvres petits n'y comprennent plus rien. Il est pourtant infiniment plus facile pour eux de découvrir que les mots, comme les gens, ont une voix et un visage, bien indépendants l'un de l'autre, que le visage des mots, c'est leur orthographe, que l'on trouve facilement dans le dictionnaire, quand on l'a oubliée, tandis que leur voix, c'est leur prononciation, qu'en général on connait bien, et qui, du reste, n'est jamais la même d'une région à l'autre.

* Mais la plus grave de ces bêtises, c'est de vouloir que enfants comme adultes mémorisent l'orthographe et écrivent sans aucune documentation orthographique.

J'entends d'ici un tollé s'élever : "Ah ! s'ils ont droit au dictionnaire, c'est trop facile !!"
Justement, c'est loin d'être facile : ne savent-ils pas, ces scandalisés, que la plupart des élèves préfèrent mille fois risquer l'erreur et la note basse, plutôt que de chercher dans un dictionnaire ? Ignorent-ils que la mémoire est la chose la plus infidèle du monde, qu'il n'est jamais prudent de s'y fier, que c'est même souvent peu honnête ? Se servir de sa mémoire, avec tous les risques que cela comporte, c'est la solution des feignants, et des feignants imprudents.
A une époque, comme la nôtre, époque où la documentation est à la portée de tous, où la culture ne se définit plus comme étant le fait de tout savoir, mais celui de savoir où l'information se trouve et d'avoir la capacité de la trouver en un minimum de temps, vouloir que les élèves SACHENT L'ORTHOGRAPHE de mémoire, est une sottise et une ignorance.
Tiens, vous entendez ? Le tollé évoqué plus haut vient de s'élever à nouveau pour affirmer que... l'autonomie, c'est tout de même de pouvoir se passer de documentation ! Or, le tollé justement, ignore que le seul moyen de savoir par cœur et donc de pouvoir se passer de documentation, ce n'est pas d'avoir APPRIS PAR CŒUR : c'est d'avoir lu cent fois par jour ce qu'on a besoin de savoir ainsi. Lire et relire le dictionnaire des dizaines et des dizaines de fois chaque jour, est le meilleur moyen (le seul ?) de fixer les connaissances sur l'orthographe (quand on a appris à s'en servir, on trouve TOUT dans le dictionnaire). On le sait (quand on est de bonne foi), même ceux qui, en principe maîtrisent l'orthographe, ont besoin fort souvent de rouvrir le dico pour vérifier ou retrouver un détail orthographique envolé...

Alors, ce qui permettra d'avoir enfin et sans efforts, le tabouret bien à sa place, à côté du piano, c'est la pratique de la documentation orthographique pour toute situation d'écriture, aux examens, comme dans la vie courante, scolaire, professionnelle ou personnelle. L'utilisation du dictionnaire, mais aussi, du dictionnaire de verbes, ce qu'on appelle si mal le "Larousse de conjugaison" : ce n'est pas la CONJUGAISON, qu'il faut maîtriser, mais l'orthographe des verbes au moment où l'on en a besoin.
Pour cela, il faut installer à l'école :

* dès le CP, une utilisation du dictionnaire, par l'enseignant d'abord puisque les enfants sont en apprentissage de la lecture. C'est lui qui cherche, devant les enfants, les mots qu'ils ne savent pas écrire, et qui les leur montre, pour que cet objet commence à leur être familier ;
* puis progressivement à partir du CE1, une découverte systématique du fonctionnement de ces deux types de dictionnaires, par une observation approfondie de ce fonctionnement (ordre alphabétique du classement des mots, fonctionnement du dictionnaire de verbes, signes spécifiques, alphabet phonétique pour la prononciation, le sens des définitions, etc.) et un entraînement à leur maniement rapide et efficace, chaque année tout au long de l'année ;
* pour arriver en fin de CM2 à une virtuosité dont les enfants sont parfaitement capables, qui leur permet de trouver en moins de 20 secondes ce qu'ils cherchent.
C'est parfaitement faisable : il suffit que les collègues soient d'accord pour le faire, chacun, régulièrement tous les ans, jusqu'à l'entrée en 6ème.

Bien évidemment, toute situation d'écriture, en quelque discipline que ce soit, se fait obligatoirement avec la documentation orthographique, sans jamais valoriser ceux qui ne cherchent pas, et surtout sans critiquer ceux qui cherchent des mots qu'ils devraient connaître : le gamin qui ne sait pas écrire "maison" a parfaitement le droit — et même le devoir — de le chercher, car c'est le seul moyen qu'il finisse par le mémoriser.
Personnellement, j'ai mis des années à savoir écrire des mots comme "attraper" ou "arrêter" — c'étaient des mots que j'avais eu à copier cent fois à l'école (fille de collègues, j'avais droit à une ration double). Le résultat de cette intelligente pratique, c'est que j'avais bien le souvenir de les avoir copiés cent fois à cause de mon ignorance du nombre de "p", de "t" ou d' "r" exigés. Mais le nombre effectif, lui, il avait refusé de s'imprimer, et je devais revérifier chaque fois que je devais l'écrire...
Tant il est vrai que ce genre de punition est d'une cruauté imbécile et même contraire aux lois : quand on est à l'école, l'ignorance n'est pas une faute : c'est un fait. Et l'école est chargée de la transformer en savoir...
En tout cas, c'est par le dictionnaire que j'arrive à aider des étudiants en détresse orthographique. Quant aux leçons d'orthographe en soutien personnalisé (comme les mêmes en d'autres disciplines), elles sont sans effets autres que l'ennui de recevoir une louche de lentilles de plus, quand on ne les aime pas. Ce qui sauve adolescents et adultes, c'est la familiarisation étroite avec les dico, ceux des deux sortes. Et ceux qui en ont acquis la maîtrise à l'école primaire, ils la gardent toute leur vie, et ils sont équipés d'un outil, à portée de mains, pour écrire sans angoisse.

Mais alors, si l'on ne peut plus déplorer le manque d'orthographe des autres, que deviendra le "mérite" ?
Depuis que l'école existe, et parce qu'elles sont immédiatement visibles, les erreurs d'orthographe font que l'écriture est le premier pourvoyeur de discrimination sociale. C'est incompatible avec la démocratie. Plus peut-être que d'autres domaines de la langue, la maîtrise de l'orthographe est politique au plus haut point. C'est donc sur les conditions de cette maîtrise qu'il faut légiférer... La formation des enseignants, je vous dis !

(1) E. Charmeux "Enseigner l'orthographe AUTREMENT", Chronique Sociale Lyon.