Depuis toujours, je suis convaincue que les échecs rencontrés dans notre enseignement viennent, non de ce qui est enseigné, mais essentiellement de ce qui ne l'est pas. Même si l'on a enseigné très bien ce qu'on a enseigné (et malheureusement, en plus, ce n'est pas toujours le cas), les oublis laissent des béances où s'engouffrent les pires certitudes et les pires choix de vie.
Enfermée dans le cloisonnement des disciplines, l'école, dont la tâche est, bien avant de transmettre des savoirs, d'équiper les élèves de tous les outils nécessaires à l'acquisition de ceux-ci, laisse obligatoirement de côté ceux qui n'appartiennent pas aux disciplines, parce que transversaux à elles, comme les outils de communication, ou en dehors d'elles, comme certaines notions et concepts, confiés beaucoup plus tard à la philosophie.
Certes, on connaît depuis quelques années des expériences d'introduction d'une réflexion philosophique dès l'école primaire, mais elles sont encore timides et relativement confidentielles. Il faudrait qu'elles se généralisent, et qu'elles entrent dans les programmes, pour que les enfants rencontrent, le plus tôt possible, quelques notions et concepts, absolument nécessaires à la vie dans une démocratie aujourd'hui.
Je précise que, n'étant pas ici dans un traité de philo, je laisse délibérément de côté le débat sur la différence "notion" / "concept", choisissant le terme de "notions", avec mes excuses pour les spécialistes que je remercie d'avance de rectifier le cas échéant.
Les "outils conceptuels" dont les jeunes d'aujourd'hui doivent être équipés le plus tôt possible, me semblent devoir être les suivants :

La notion de liberté d'abord, sur laquelle on laisse planer un flou redoutable, assorti de quelques erreurs.
On ne dit pas assez aux enfants, même jeunes, qu'être libre, ce n'est pas faire n'importe quoi. La belle formule de l'Abbaye de Thélème "Fais ce que voudras", dont le sens n'est pas celui d'aujourd'hui, mais signifie en fait : "fais ce que la raison te commandera", (ce qui fit passer Rabelais fort près du bûcher), rappelle que la liberté, c'est la raison. J'aime bien évoquer l'analyse que fait Bernard Defrance de la formule généralement admise : "la liberté de chacun s'arrête là où commence celle des autres" : en fait, dit-il avec un sourire, "la liberté de chacun ne s'arrête pas, elle COMMENCE en même temps que celle des autres". Elle se partage en tant que telle, et ses limites, pour chacun d'entre nous, se situent là où la nôtre fait obstacle à celle des autres.
C'est pour cela que la liberté implique intelligence et raisonnement, et donc qu'elle s'apprend. Un tel apprentissage ne saurait évidemment se faire par du discours, mais par le "vivre ensemble", sur lequel les programmes officiels disent des choses... qu'ils oublient d'inviter à faire !!
Tant que nos élèves seront par exemple invités à ne travailler qu'individuellement, plus ou moins en compétition les uns, les autres, la notion de liberté ne sera pas construite, et avec elle celle de démocratie.

Celle de différence. C'est grand-papa Saussure qui nous a appris que dans tout système, il n'y a que des différences. Or, spontanément, ce sont souvent les ressemblances, notamment de surface, qui frappent d'abord et l'on a pu dire, qu'apprendre, c'est apprendre à voir des différences là où l'on n'en voyait pas auparavant. L'amalgame est constant chez ceux qui ne réfléchissent guère : on citait à la télé à midi des commentaires de blogs disant : "Charlie Hebdo a le doit de caricaturer le Prophète et pourquoi Dieudonné n'a-t-il pas le droit de dire ce qu'il dit ?".
Tout simplement, parce qu'il y a une fichue différence entre l'un et l'autre ! Les caricatures de Charlie Hebdo font rire ou choquent, mais ne touchent en rien à la liberté de ceux qui sont choqués ; les propos de Dieudonné remettent en cause la liberté de ceux qui ne pensent pas comme lui, et c'est une chose que la loi refuse, tout comme le bon sens.
Et parmi les différences qu'il faut apprendre à voir, une est particulièrement urgente, celle qui oppose une opinion et un fait : le fait est vérifiable, l'opinion ne l'est pas. Aussi, cette dernière a-t-elle besoin pour être crédible, d'être appuyée sur une argumentation.

La notion d'argumentation et d'arguments.
C'est un des outils essentiels de la communication, dont on sait qu'elle sert, non point à dire, mais à agir sur celui avec qui elle s'effectue. Ce qui est dit n'est qu'un MOYEN d'action sur le partenaire et non l'objet de la communication.
De cela, on ne parle guère à l'école : ce n'est qu'en seconde qu'on commence timidement à évoquer ce qu'est un argument. Avant, cela paraît impossible : trop difficile ! Ce qui est particulièrement ahurissant quand on pense que la plupart des questions posées aux élèves demandent des réponses JUSTIFIÉES... Pas étonnant, si ceux-ci, y compris les étudiants largement adultes, vous regardent avec des yeux affolés quand on leur reproche de ne pas l'avoir fait...
Apprendre à repérer les arguments utilisés pour défendre un point de vue, à débusquer les présupposés sur lesquels ils reposent, à distinguer les diverses stratégies existantes pour agir sur les autres et les amener à agir comme on veut — celles qui manipulent et celles qui cherchent à convaincre — tout ceci est au cœur des apprentissages de la communication. Or, ces apprentissages sont quasi inexistants, limités la plupart du temps à la "correction" des phrases utilisées. Comment voulez-vous protéger les jeunes de toute manipulation, si l'on ne les a jamais aidés à savoir ce que c'est, comment on le repère et comment on s'en défend ?

La notion de "doute méthodique", et la pratique de celui-ci.
Découvrir qu'il existe deux sortes de doutes et apprendre à les distinguer est indispensable très tôt pour tous les enfants En face du doute bien connu, celui du "Tout est dans tout et réciproquement", doute négatif, minable et qui tue l'action, apprendre à repérer et à pratiquer celui que Descartes nommait "doute méthodique", et qui n'est autre que le mouvement rigoureux de l'esprit scientifique. Se méfier de la première interprétation, de la première réaction, de la première solution, pour se documenter davantage, relire, chercher d'autres indices, d'autres données... On mesure combien cette attitude est contraire à aux habitudes scolaires, celles qui demandent des certitudes, des réponses nettes, des savoirs bien empaquetés.
J'entends d'ici les protestations : "Cela existe dans bien des classes !!" Évidemment oui ! Dans quelques-unes, celles où l'on apprend l'humour, où l'on se sert du dictionnaire pour vérifier son orthographe quand on écrit, celles ou l'on travaille en groupes solidaires... Oui, il y en a, mais qu'elles soient majoritaires, sûrement pas ! Pour que les élèves aient cette attitude, qu'ils aient compris pourquoi c'est important de l'avoir, il faut qu'ils aient, non des exercices à faire individuellement, mais des hypothèses de solutions possibles à trouver à plusieurs pour résoudre des situations problèmes... qui ne se trouvent dans aucun manuels ! Les exercices d'application, tout prêts dans les manuels, c'est tellement plus commode, et reposant...

La notion de "sacré". C'est une notion difficile et l'on a l'impression qu'en haut lieu, on s'empêtre pas mal dedans ! D'aucuns ont même le sentiment qu'elle complique celle de "laïcité", voire qu'elle est incompatible avec elle. C'est oublier que le sacré est une opinion, justement et non un fait. La laïcité n'est pas une opinion. Comme le dit André Gerbault, dans un petit livre excellent qui s'intitule : "Laïcité : valeur pour une vie", elle est une "éthique de vie". Toute la différence est là.
En fait, le sacré est chose personnelle et relative : c'est un choix que nous faisons chacun, lié à notre éducation, nos habitudes et notre hiérarchie personnelle de valeurs. Pour les uns la Bible est un livre sacré ; pour moi, la moindre des lettres de l'homme que j'aime l'est bien davantage.
On peut se moquer de ces lettres, comme de la Bible, dès l'instant qu'on ne vient détruire ni celle-ci, ni celles-là.
Si bien que cette notion ne peut en aucun cas, dans une démocratie, devenir officielle, nationale et objet de lois. Le blasphème n'existe que pour celui qui trouve que c'en est un. Et l'on peut dire que les pays où le blasphème est un délit ne sont pas des démocraties.
C'est là qu'on mesure l'importance d'un travail aussi précoce que possible de comparaison entre les civilisations, les croyances, les hiérarchies de valeurs, les façons de voir le monde... À mon sens, c'est à cela que doit servir la lecture : non pas "s'évader", mais comparer, analyser, découvrir des différences par delà les ressemblances de surface, et, grâce à ces différences, découvrir les vraies ressemblances.

La liste pourrait sans doute être beaucoup plus longue. Pourtant, si l'on permettait aux enfants dès l'école primaire de travailler au moins sur ces sujets, on éliminerait par avance une bonne partie des dangers qui les guettent dès leur adolescence (et parfois avant).
Mais tant que les programmes oublieront ce travail, tant qu'on n'aidera pas les collègues à les aborder dans leur classe, sous forme de débats, et de recherches, à partir de lectures, de documentaires vidéo, de reportages, tant qu'on s'imaginera que, sous prétexte de neutralité, il ne faut pas parler de politique en classe, ni des événements qui se passent au dehors, tant qu'on en restera aux leçons scolaires, fermées sur elles-mêmes, les propagandes de tout poil auront beau jeu de s'épanouir sur les esprits qu'on dit faibles — dont je pense que la faiblesse repose presqu'entièrement sur l'école et ses oublis. Ici, le politique ne peut rien, si ce n'est donner à l'école et à ceux qui la font, les moyens d'accomplir leurs missions. Et sur ce point, l'argent est loin d'en être l'essentiel.

Il faut ajouter ici un texte à lire absolument : celui d'André Giordan :
http://www.cafepedagogique.net/LEXPRESSO/Pages/2015/01/22012015Article635575071005178022.aspx