Voici les propos en question :

Vous commencez par la fin, proposant une situation problème à l’enfant : un texte dont je ne sais comment il parviendra à reconnaître, lire ou décoder les mots puisqu’il ne sait pas lire. Il sera dans la situation d’un Champollion devant les hiéroglyphes. Sauf que ce dernier savait déjà coder et décoder, connaissait le Copte, ce qui lui a permis de constater que contrairement à ce qu’on croit communément, les hiéroglyphes utilisent deux sortes de codes.
Je commence par le début : du sens oralisé à traduire en écrit, ce qui permet de rester en contact permanent avec le sens qui est prioritaire et avec la prononciation qui l’accompagne durant chaque moment ou phase d’apprentissage. Pour reprendre votre exemple, si je code (je transforme les sons en signes) les mots /diesel/ et /diencéphale/ avec « diesel » (le « e » dans la colonne des codages de /é/) et « diencéphale », je décorderai correctement ces mots puisque ce sont les images écrites des mots que j’ai prononcés : /diesel/ et /diencéphale/. Je ne fais pas décoder, je fais coder, donc je n’ai pas de problème de décodage.


Et voici le lien vers le commentaire complet :
http://www.charmeux.fr/blog/index.php?2014/02/04/232-monsieur-dehaene-remet-ca-nous-aussi#co

Il est bien évident que, dans les propositions qui sont les miennes, il ne peut être question de transformer les petits en Champollions miniature. Je connais trop les enfants, et j'ai trop travaillé avec eux pour avoir un objectif aussi... discutable (restons courtois !).
Mais si, au lieu de rester au niveau de l'apprentissage, à partir des idées reçues, rendues quasi inamovibles par une tradition non innocente, on observe le résultat à atteindre, c'est-à-dire la lecture experte adulte, on se rend compte que lire et écrire sont d'abord des ACTIVITÉS, mises au service de PROJETS divers, en utilisant des OBJETS spécifiques à chacune de ces deux activités. Ce sont des moyens et non des savoirs en tant que tels.
Lire et écrire font donc partie de ce qu'on appelle une SITUATION. Apprendre à lire et à écrire, c'est en fait apprendre à vivre des types de situations nouvelles, très différentes de celles que l'on vivait avant, apprendre aussi à utiliser les objets nécessaires dans ces situations, grâce auxquels une communication devient possible avec des partenaires absents, et qui proposent des faits de langue différents de ceux que l'on entend habituellement .

Or, ceux qui définissent avec le plus de précision et de rigueur scientifique les conditions d'un apprentissage de ce type, ce sont les chercheurs en pédagogie de l'EPS, les Mérand, Parlebas, Maccario, Eisenbeis, etc etc. Tous ont démontré de façon convaincante qu'on ne peut maîtriser ce genre d'activités, que si l'apprentissage s'est effectué en SITUATION RÉELLE, l'activité étant entièrement dépendante des paramètres de la situation : il suffit qu'il en manque un, pour que l'apprentissage reste bancal ou ne prenne pas du tout.
Qu'il s'agisse du tennis, du ski ou de la natation, l'apprentissage s'effectue alors en expérimentant, avec l'aide de l'enseignant, et en les analysant, les stratégies permettant de résoudre les problèmes posés par les caractéristiques nouvelles de la situation : on essaie, on analyse ce qui se passe, pourquoi ça a "marché" et pourquoi l'autre essai a échoué, on érige ces constats en hypothèses de règles (théorisation), qu'on valide par de nouveaux essais, analysés à leur tour et ainsi de suite.
C'est pour cela qu'un apprentissage n'est jamais complètement fini, et que la formule "compétence acquise" est vide de sens.
Apprendre, ce n'est pas recevoir des savoirs nouveaux, c'est résoudre les problèmes que pose la nouveauté de ce qu'on apprend. C'est pour cela que c'est loin d'être facile et qu'il faut ne pas être seul pour le faire. Donc, ON N'APPREND PAS TOUT SEUL : les situations de lecture sont vécues comme des situations-problèmes, toujours en petits groupes solidaires.

Aussi, bien avant les lettres et tout le "machin" qui les accompagne, est-ce le monde de la chose écrite (et non les les lettres ou les sons) qu'il faut apprivoiser et commencer à apprendre à vivre. C'est par le comportement de lecteur qu'il faut commencer afin que n'apparaissent pas de mauvaises habitudes, avec le risque qu'elles soient irréversibles.
Le "machin", les sons et les relations lettres-sons, n'ont strictement aucun intérêt en lecture. Bien sûr, tout ça en a un, et TRÈS important, mais uniquement pour la connaissance du fonctionnement de la langue ; autrement dit, ces apprentissages-là ne sont ni plus ni moins que de la GRAMMAIRE. Et la grammairienne que je suis est la première à affirmer combien c'est essentiel.
Mais pas pour la lecture :

* d'abord, c'est trop tôt pour nos petits, parce que terriblement abstrait. Comme on sait, les lettres ne codent pas des SONS (rien à voir avec ce qu'on entend) ; elles codent des PHONÈMES, entités abstraites, inaccessibles à des enfants de cet âge, si bien que, pour être à la portée de leur âge, on est obligé de leur enseigner des mensonges et d'inventer des stupidités, style planète des Alphas ou Borel-Maisonny, qui prennent les enfants pour des débiles (ce qui est insupportable !) ;
* ensuite c'est barbant au possible, et à des années lumière de l'acte de lire.

Aussi est-il bien plus judicieux d'y venir plus tard, quand le comportement de lecteur est bien assis.
Comme cela est développé dans l'ouvrage "Lire ou déchiffrer ?" publié chez ESF, on découvre que, dès qu'on est ainsi libéré de ces apprentissages fastidieux ou mensongers (dont il faudra se débarrasser plus tard) il est justement possible d'aider les enfants à entrer dans l'écrit en respectant leur fonctionnement psychologique, sans raconter de sottises sur l'acte de lire ou celui d'écrire. Alors qu'un travail trop précoce sur les mots et la relation "lettres/sons" handicape lourdement le comportement de lecteur, en installant des habitudes contraires à une lecture efficace, je peux affirmer, ayant travaillé durant de nombreuses années dans des CP avec des collègues instit', que le comportement de lecteur se met en place de manière quasi naturelle, dès qu'on est en situation "vraie", et ce, dès l'école maternelle.

Et c'est à partir de ce comportement de lecteur, très vite diversifié par des types de lecture très différents aux fonctions diverses, abordée d'emblée avec l'aide de l'enseignant, en "ralenti pédagogique", mais toujours en situation, que peut se mettre en place une ANALYSE de ce qui se passe — métacognition indispensable— et des comparaisons, par lesquelles l'enfant va descendre au niveau des mots et des lettres qui les composent. Il va alors découvrir leurs caractéristiques essentielles — que le B.A.BA occulte complètement, à travers le mécanisme qu'il prétend installer—, à savoir que, contrairement aux objets qui peuplent le monde de ceux qui ne savent pas lire, les signes de l'écrit se définissent par leur nombre, leur orientation et leur ordre.

Or, pour un petit l'ordre des lettres ne compte pas. Et si on le lui impose comme évident (ce que fait l'activité de déchiffrage), on l'empêche de découvrir son importance. Il est vrai que ceux des enfants qui ne n'ont pas pu le découvrir tout seuls — parce que la lecture n'existe pas, ou peu, chez eux — et qui vont continuer à ne pas tenir compte de l'ordre des lettres, vont devenir une aubaine pour les rééducateurs de tout poil...
Pourquoi changer un système qui marche si bien, surtout financièrement, n'est-ce pas ?

Autre avantage d'adopter une autre approche : on n'a plus besoin de passer par la syllabe — qui, du reste n'existe pas en français écrit, et se révèle infiniment variable à l'oral, donc non pertinente linguistiquement. — Ce qui compte avant tout, c'est le nombre des lettres (moi et mois, c'est différent !) , leur ordre (lion et loin ce n'est pas pareil) et leur orientation (bon et don ce n'est pas la même chose). De plus, les enfants découvrent ainsi très vite qu'en français, les lettres les plus importantes des mots, sont celles qui ne correspondent à aucune prononciation, si bien que, dès les tout débuts de leur apprentissage, ils vont pouvoir repérer le rôle capital de l'orthographe dans la construction du sens des écrits.

Quant à l'écriture, de la même manière, c'est d'emblée par la situation de communication écrite qu'elle doit être abordée, non point par du "codage" (activité qui n'existe jamais en situation adulte de production d'écrits), mais en utilisant le fonctionnement spécifique de la langue en communication à distance, fonctionnement qui a été découvert dans les textes lus. Quand on lit du "vrai", les enfants savent très vite que le fonctionnement de l'écrit ne ressemble guère à celui de l'oral : on reconnaît mal la langue que l'on parle quand on lit et donc, on n'écrit pas comme on parle.
Et contrairement à ce qu'affirme mon correspondant, je ne pense pas que l'enfant COMMENCE par de la production d'écrits. Certes, il manifeste très tôt l'envie d'écrire, mais son gribouillis vient surtout du plaisir de la trace laissée... C'est très important psychologiquement, et c'est la base du plaisir d'écrire, qu'il faut absolument laisser s'installer — ce que Freinet avait magistralement découvert — mais, au début, cela n'a de lien ni avec la lecture, ni avec la communication.

En fait, quand on apprend à l'enfant à coder du sens, comme le propose ce collègue, en suivant Freinet sur ce point, justement, on l'empêche d'apprendre à le construire.
Aujourd'hui, loin du contexte historique et social qui était celui de Freinet, faire exactement la même chose que lui, c'est fausser complètement la signification et l'efficacité de ses propositions, car le gros problème de la pédagogie, c'est qu'elle est totalement dépendante du contexte de l'époque.
Comme disait Descartes, ce n'est pas le résultat de la méthode qu'il faut suivre, c'est l'esprit et la démarche qui fut mise en œuvre à l'époque où elle a été proposée. Le respect de la pensée d'un Maître n'est jamais dans une obéissance absolue à ces propos.
Lire c'est construire le sens dont on a besoin : et ça ne peut se faire que par la mise en œuvre d'opérations mentales par lesquelles l'inconnu (le sens du texte) peut devenir connu.
Ce n'est donc pas en écrivant que j'apprends à lire : quand j'écris, j'apprends à écrire — à condition que j'analyse ce qui se passe dans l'acte d'écriture.
J'apprends à lire en apprenant à repérer les indices qu'il faut mettre en relation pour comprendre ce dont il s'agit et trouver, dans le texte, les réponses — non pas aux questions que me pose l'enseignant — mais à celles que JE ME POSAIS MOI-MÊME AVANT DE LIRE.

Quand je vous le disais qu'il s'agit d'une question de définitions !