Ces deux articles ont en commun de déplorer, sous des formes plus ou moins méprisantes, l'incapacité du monde éducatif français à utiliser la démarche scientifique pour faire progresser de manière rationnelle la qualité de l'enseignement (F. Ramus). Il est intéressant de noter au passage qu, pour ces chercheurs, la rationalité n'a absolument rien à voir ni avec la logique, ni avec le bon sens, qui n'est décidément pas du tout près de chez nous.
Mais leurs préoccupations sont légèrement différentes, quoique tout aussi affligeantes l'une que l'autre.
Pour Frank Ramus, il s'agit d'obtenir que les les pratiques d'enseignement de la lecture fassent enfin l'objet d'une évaluation "rigoureusement" et scientifiquement menée, afin de définir, pour l'imposer sans doute, celle qui sera la plus efficace.
Pour le second, Bruno Suchaut, c'est, au long d'un volumineux discours, truffé de tableaux impressionnants, de graphiques, de courbes et de diagrammes colorés du plus bel effet, une incroyable démonstration de la nécessité de consacrer davantage de temps aux "élèves faibles" pour leur permettre d'acquérir cette fameuse conscience phonologique qui, comme chacun sait, est l'essentiel de la lecture... Quelques esprits demeurés se demandent ici comment font les sourds profonds. Il n'ont évidemment pas compris que leur lecture — car ceux-là lisent et souvent très bien — n'en est pas une en réalité...
S'il n'y avait pas en même temps le mépris affiché pour les travaux de C. Freinet et tous les autres travaux (ceux de l'INRP ignorés complètement !), mépris qui donne envie de mordre, c'est le rire que susciteraient ces propos.

Dans une période de désarroi, comme c'est le cas aujourd'hui, chacun cherche désespérément à se raccrocher à des branches, c'est-à-dire à des croyances, religieuses ou non, et aux gourous qui les diffusent.
Actuellement, deux grandes superstitions sont à la mode, l'évaluation et la conscience phonologique.
Une évaluation, ça, c'est une preuve : c'est scientifique surtout avec des chiffres et des nombres, choses indiscutables comme on sait, et si rassurantes. Alors on évalue à tour de bras, et l'ami Frackowiak a beau dénoncer depuis des années les dangers de cette épidémie d'évaluationnite aiguë, rien n'y fait.
Quant à la conscience phonologique, ça fait rudement sérieux ; ça impressionne et on n'ose demander ni ce que ça veut dire, ni à quoi ça sert : on reste béat et on se sent tout petit.
Pourtant, dans les années 60-80, nombreux furent les travaux menés sur l'évaluation, comme sur la lecture, qui ont apporté des informations dont les chercheurs actuels n'ont jamais démontré le caractère erroné ou discutable, et qu'ils ont préféré ignorer.

Sur l'évaluation, une des premières est qu'on ne peut jamais évaluer tout en même temps : seuls des aspects précis dûment décrits et circonscrits peuvent l'être. Une activité un peu complexe, comme le "savoir lire" ne peut donc être évalué en tant que "résultat" d'une pratique d'enseignement donné. Il faudrait pour cela prendre une à une chacune des composantes précises qui constituent cette compétence, et en mesurer la présence ou l'absence chez chacun des élèves. Si ces diverses composantes n'ont pas été explicitées, aucune évaluation des résultats obtenus ne peut apporter d'information utilisable.
Lorsque fut lancée la recherche INRP sur l'évaluation des effets d'une pédagogie du français selon le type de pédagogie pratiqué, ce fut l'un de nos premiers constats. Il a fallu procéder à une analyse de plus en plus fine des divers aspects de ce qu'on voulait évaluer, afin de savoir exactement ce qu'on devait observer et en restreindre le champ, afin d'avoir des réponses crédibles. Je signale qu'on peut consulter tout ce travail dans le rapport INRP de cette recherche (1979), volume 3, où un long article d'Hélène Romian en fait une analyse d'une finesse et d'une intelligence qui laissent loin derrière les articles évoqués.
Ceci pour répondre au mépris affiché des deux articles, pour tout ce qui n'est pas leur travail.
Un autre constat, non négligeable et que les tenants de l'évaluationnite semblent ignorer, fut qu'on n'observe pas impunément des êtres humains, enfants ou adultes ; l'observation modifie le comportement des observés. Et, comme ceux-ci ne sont pas idiots, mais que cette opération les stresse fortement, ils se protègent en ajustant leur comportement aux attentes supposées des observateurs, ce qui, évidemment, fausse considérablement les résultats.
En fait, on le sait depuis longtemps, en sciences humaines, et notamment en pédagogie, le "matériau" étant particulièrement multi-dimensionnel, seuls des entretiens (observation dite participative) permettent de recueillir des informations... qui restent relatives, et dépendantes de diverses variables, peu aisées à repérer. Mais aucune constante, ni dans le temps ni dans l'espace, ne peut être trouvée : ce qui a donné de bons résultats cette année n'en donnera plus l'an prochain, avec d'autres élèves, ayant vécu d'autres expériences. Un constat corroboré empiriquement tous les jours par chaque enseignant dans sa classe.

Pourévaluer et comparer rigoureusement (selon la formule de M. Ramus) les pratiques de cet enseignement, les résultats obtenus ne serviront à rien qu'à perturber grandement les enfants qui subissent ces moments souvent vécus comme des tortures. Le seul critère possible pour le faire, est la cohérence théorique des présupposés qui sous-tendent les pratiques. Pour la lecture, savoir si cette pratique respecte la psychologie de l'enfant (ou de l'adolescent, ou de l'adulte, qui ne sont évidemment pas les mêmes), si elle respecte ce qu'on sait des processus de l'apprentissage, si elle est est en accord avec les résultats attendus, c'est-à-dire avec les composantes du savoir-lire final.
On voit bien, au passage, l'importance de ceci sur les contenus de formation nécessaires, et sur l'urgence à enseigner aux futurs professeurs comment on opérationalise des théories diverses, comment on cherche leur "plus grand commun diviseur", c'est-à-dire, la démarche et les contenus qui permettent de les prendre toutes en compte, ce qui n'est possible que si on a appris en même temps à repérer les présupposés théoriques d'une pratique donnée. Quand on lit, par exemple, la présentation-mode d'emploi de la méthode Léo et Léa, et qu'on trouve les phrases suivantes :

Prenez votre temps ; n'abordez une nouvelle leçon que lorsque la précédente est bien assimilée. Première étape indispensable et trop souvent négligée : l'enfant doit longuement écouter, enregistrer les sons et les associations de sons. N'hésitez pas à vous attarder et à revenir sur cette étape capitale : l’écoute. Lire c'est d'abord savoir écouter !

Deux erreurs manifestes concernant la psychologie des enfants et celle de l'apprentissage sautent aux yeux. Exiger que la leçon précédente soit maîtrisée pour aborder la suivante, c'est méconnaître un fait avéré de l'acte d'apprendre : savoir que ce sont souvent les leçons d'après qui permettent de comprendre les premières.
On peut ajouter que l'acharnement du maître ayant cette exigence, acharnement que nous avons souvent subi, enfant, a presque toujours eu pour résultat de lasser l'élève au point de le détourner de l'apprentissage en question.

Quant au second conseil, qui nous ramène à la lecture, il est parfaitement étranger à ce qu'est l'acte de lire, activité visuelle de repérage d'indices signifiants, repérage fort difficiles au demeurant à apprendre et que rend plus difficile encore des habitudes d'écoute aussi contraires aux conduites efficaces de la lecture.
Et pourtant, monsieur Suchaut considère que c'est là l'essentiel, et propose un travail effarant, effectué en maternelle. Tout y fait frémir, tant les présupposés sont aux antipodes de ce qu'est un enfant qui apprend et de ce qu'est la lecture.
Cet éminent professeur en est resté à la notion d'élève "faible", d'élève "fragile", ignorant apparemment tous les travaux qui ont démontré que l'échec d'un enfant n'est pratiquement jamais dû à des faiblesses de l'enfant, mais à une inadaptation de l'enseignement qu'on lui a fourni. Il n'a aucune idée de la richesse qu'apporte l'hétérogénéïté d'un groupe d'enfants. Du reste, il ne s'agit nullement pour lui d'un groupe d'enfants travaillant ensemble de façon solidaire et s'aidant mutuellement, mais d'un regroupement "homogène" d'enfants, prétendument fragiles, traités individuellement.
Bref, si on le suit, c'est un recul de cinquante ans, pour l'école.
On ne peut s'empêcher, devant ces "travaux" qui traitent les enfants comme une espèce de bétail dont on mesure les performances, de penser à toutes ces expériences prétendument scientifiques sur les être "a-normaux" qui ont été menées si longtemps pour la plus grande souffrance de ces malheureux.
On trouvera ma comparaison excessive, mais quand on voit la souffrance de ceux qu'on teste, qu'on interroge, qu'on examine, qu'on évalue, qu'ils aient quatre ans ou cinquante, on a envie de crier : stop ! Laissez vivre nos élèves ! Laissez-les apprendre à lire en lisant, à marcher en marchant et à grandir en découvrant ensemble l'infini plaisir du savoir.