Infiniment plus importante que la construction du principe alphabétique (il se construira tout seul en lisant pour de vrai !), que la conscience phonologique (ou phonémique, ça dépend !) qui ne concerne en rien la lecture, et que la syllabe, dont on voit mal en quoi elle pourrait aider la lecture du slogan, l'urgence dans l'apprentissage du savoir lire, c'est la découverte que l'ordre des lettres dans un mot détermine le sens de ce mot.

Vous allez m'objecter que, justement, le déchiffrage lettre après lettre et syllabe après syllabe oblige l'enfant à respecter cet ordre... Eh bien, pas du tout ! C'est là un raisonnement doublement erroné. Il le respecte peut-être, mais sans le voir et sans l'apprendre. Pourquoi ?
* D'abord, parce que, de façon générale, si l'on donne une réponse toute faite, on empêche les enfants de voir que c'est une réponse, attendu qu'ils n'ont pas su qu'il y avait une question. Obligés de prendre les lettres les unes après les autres ils n'ont aucune chance de découvrir l'importance de l'ordre dans lequel elles apparaissent, puisque leurs erreurs ne sont sanctionnées que par une remarque mécontente de l'enseignant, sans autre conséquence sur la compréhension de ce qu'ils lisent (qui, du reste n'a aucun intérêt effectif, et ne correspond à aucun projet).
* Ensuite, parce qu'il manque alors deux données essentielles pour cette découverte : que ce ne soit pas la satisfaction du Maître, mais le sens du message (non du mot seul) qui soit concerné, et que l'on ait pu procéder par comparaison. On sait depuis longtemps que les deux opérations par lesquelles on apprend quelque chose sont l'analyse de ce qu'on voit, et la comparaison avec ce qui lui ressemble, ces deux opérations, du reste, étant indissociables : on ne peut comparer que si l'on analyse et on ne peut analyser que si l'on compare.

Si l'on pense aujourd'hui que cette découverte est à ce point essentielle, c'est que de nombreux travaux sur les représentations spontanées que les petits ont de l'écrit nous ont appris qu'ils en ont une image opposée. Dans le monde des objets, où vit un enfant avant d'apprendre à lire, l'ordre des éléments n'a qu'une importance secondaire : que le couteau soit à droite ou à gauche de l'assiette, cela fera peut-être bondir Inès de la Fressange, mais ne changera rien à la nature de l'assiette et du couteau, alors que si la lettre "a" est à droite ou à gauche de la lettre "s", tout change : la prononciation, et le sens. Ceci est à mettre en relation avec d'autres caractéristiques du signe écrit, oubliées, elles aussi, comme l'orientation nécessaire du signe graphique : que l'anse de la tasse soit à droite ou à gauche ne modifie en rien les fonctions de la tasse et que le foyer de la pipe soit en haut ou en bas, c'est toujours la même pipe. Au contraire de la lettre "p" qui cesse d'en être un, si sa partie arrondie est en bas, à droite ou à gauche du bâton.
Il est donc normal qu'un tout petit enfant ne puisse comprendre facilement cette caractéristique de l'écrit, surtout si on ne la lui fait pas découvrir. Et l'on comprend combien il peut être dangereux, dans ces conditions, d'associer les lettres à des objets, voire à des personnages... Nul besoin de chercher d'où peut venir la fameuse dyslexie.

On sait aussi que, pour un tout petit, le sens des mots n'est pas forcément le résultat d'une association des lettres du mot, mais qu'il est en fait, tout entier dans chacune de ses lettre, si bien qu'il suffit qu'il y en ait une ou deux pour que ce soit le mot : si l'on demande à des petits Toulousains de chercher le mot "Toulouse" qu'ils connaissent bien, dans la page du journal, la plupart vont entourer également Toulon, Toul, voire Tombouctou... Et ce n'est pas inattention de leur part : ça commence comme "Toulouse", donc ça suffit. Les lettres en trop, c'est du "rab"... Et pourquoi pas ?
Je connais une petite Elsa, qui voyait son prénom affiché dans le garage "ESSO". Et une célèbre situation de recherche du mot "farine" sur divers paquets de ce produit (célèbre parce que décrite plusieurs fois, tant elle fut exemplaire) en GS, avait mis en lumière de nombreuses confusion avec le mot "francine", qui figurait juste au-dessus du mot "farine" sur plusieurs paquets. S'est révélé nécessaire un long travail de comparaison terme à terme pour que les petits voient enfin des différences qu'ils ne voyaient absolument pas, et ensuite, qu'ils admettent que ces différences correspondaient à un sens différent.
C'est qu'il fallait en effet travailler sur ces deux données, pour eux évidentes ni l'une ni l'autre. Avec l'institutrice de la classe, nous avons eu ce jour-là confirmation d'une donnée essentielle de la psychologie des petits (et de pas mal de grands !) : les ressemblances priment toujours, et apprendre, c'est vraiment apprendre à voir des différences là où, spontanément, on n'en voit pas. Comparaison... encore et toujours.

Or, le seul moyen d'aider tous les enfants à comprendre cette particularité des signes de l'écrit — je dis "tous", car ceux qui l'ont compris tout seuls grâce aux lectures qui se font chez eux ne le comprendront que mieux ! — c'est de travailler sur des messages qui contiennent des anagrammes comme ce slogan, des histoires où le lion est loin, l'aigle est agile, et le poil de la souris, tout roussi.
Dans un outil que nous avions conçu pour les enseignants — C'est à eux qu'il faut des outils pour enseigner de façon efficace, les enfants eux n'ont aucun besoin d'outil pour apprendre : ils ont leur cerveau pour cela — nous avions demandé à un ami écrivain d'imaginer de telles histoires... lesquelles "accrochaient" admirablement avec nos élèves, mais très peu avec la plupart des collègues, trop secoués dans leurs habitudes par des contenus d'enseignement nouveaux qui les dérangeaient.
Où l'on voit que la capacité à évoluer, la disponibilité aux propositions nouvelles de la Recherche, devraient être inscrites dans les objectifs de formation prioritaires des ESPÉ... Un vœu pieux ?

Un autre intérêt pédagogique peut être trouvé à ce slogan : le statut de la lettre "i", qui, dans les deux mots ne correspond en rien au "son" [i] : pour le mot "rein", il entre dans la graphie de la voyelle nasale du mot (pour des raisons étymologiques assez obscures) et pour le mot "rien", il n'a rien à voir avec le son en question puisqu'il transcrit la semi-consonne [j], ce qui confirme que le mot "rien" n'a bien qu'une seule syllabe. Une fois de plus parler de "son"(au singulier) accroché à chaque lettre est réellement une erreur grossière.

Comme dirait le bon La Fontaine : "Quelle leçon, par là, peut nous être enseignée ?"
Comme lui, j'en vois deux.
* l'une, qu'un peu de bon sens permettrait de sortir facilement des habitudes nocives de la tradition, et des conseils de ceux qui ont intérêt à ce qu'on n'en sorte pas. Il suffirait pour cela d'observer les erreurs des enfants, de chercher d'où elles viennent, et parfois de se souvenir de ce qu'on croyait quand on était petit.

* l'autre, qu'il suffit d'ouvrir les yeux autour de soi, d'écouter ce qui se dit dans les médias, au lieu de cultiver le snobisme du "je ne regarde jamais la télé et n'écoute jamais la radio, pas plus que je ne lis les journaux" : en agissant ainsi, nous frôlons la faute professionnelle. C'est l'univers de nos élèves, et, quel que soit le jugement que nous portions sur cet univers, notre devoir est de le connaître, pour être de plain pied avec eux et prendre appui sur ce qu'ils connaissent pour les aider à regarder aussi autre chose...

Vous voyez bien qu'on n'a aucun besoin des machins syllabiques...!