Je pense que, comme moi, ceux qui ont aperçu ce dessin en repliant le journal pour trouver d'abord le "Plantu" du jour — c'est par lui que commence en général la lecture du quotidien — se sont demandé aussitôt : Combien, parmi les lecteurs du journal, ont vraiment compris ce dessin ?
Si quelqu'un traverse en ce moment le désert auquel sont en général condamnés, pour des durées variables, ceux qui ont connu la gloire, c'est bien Serge Mikhaïlovitch Eisenstein, dont plus personne ne parle, pas même les Russes qui n'en ont pas dit un mot aux cérémonies de Sotchi. En dehors des vieux (dont je suis) qui ont animé des soirées cinéma "Cuirassé Potemkine", ou "Alexandre Nevski" dans les années 70, j'aimerais savoir combien de "moins de vingt ans"— ou de franchement plus ! — ont reconnu l'inoubliable séquence de l'escalier d'Odessa. Et même si l'on énumère les indices que Plantu a disséminés dans son dessin, le jeu de mot "Poutimkine", les deux landaus, le puissant cuirassé, il est évident que ces indices ne peuvent parler qu'à ceux qui connaissent le film.

Alors, bien sûr, certains ont réagi en décrétant qu'utiliser un tel procédé est faire preuve de discrimination sociale, d'élitisme républicain (qui, républicain ou pas, reste un affreux élitisme), et que c'est bien la preuve que ce journal n'a rien de populaire. Sans s'égarer du côté cette dernière question qui est un tout autre sujet, abordons celle que ce dessin m'a inspirée.
Contrairement aux "certains" que j'évoque, j'ai, en face d'un procédé discriminant, l'attitude inverse du rejet : si ce procédé écarte certains lecteurs qui n'ont pas reçu le savoir nécessaire, ce n'est pas le procédé qu'il faut rejeter, c'est la raison pour laquelle il est discriminant.
Si je découvre tant d'enseignants et d'étudiants qui se préparent à le devenir, incapables de voir à quoi font allusion les textes qu'ils ont à lire, qui les lisent de façon coupée de tout, comme si leurs auteurs avaient vécu en dehors du monde et du temps, c'est que l'école n'a pas su leur apprendre à lire. Ou plutôt, en installant le savoir lire sur des non-textes, effectivement coupés de tout, dont le seul "intérêt" est de repérer des sons et des syllabes, ils installent des portes étanches, non seulement à toute lecture littéraire, mais à toute lecture véritable de n'importe quel message. Tous, en effet, contiennent toujours des significations qui vont au-delà du sens des mots. Parler de "quenelles" aujourd'hui, ne peut plus renvoyer simplement à un délicieux plat lyonnais, et s'il est question d'un "détail", le sens du dictionnaire n'est assurément pas celui dont on a besoin. Savoir lire, c'est aussi savoir aller au-devant de ces significations "en plus".

Cela veut dire, qu'il faut absolument, pour reprendre une formule essentielle de Bernard Devanne, que dès les tout débuts de l'apprentissage, celui de la lecture soit culturel. C'est-à-dire qu'on lise des textes qui ont de l'épaisseur, qui ont, comme disait Francis Marcoin, une cave et un grenier, bref qui ont une vie en relation avec des événements d'aujourd'hui ou d'hier — de ceux bien sûr qui sont connus des enfants... Mais de nos jours avec les médias, ils en connaissent beaucoup ! — Et plus tard, qu'on leur enseigne une lecture toujours historique des textes anciens, même s'ils n'ont que quelques années d'ancienneté. Que des étudiant titulaires de deux masters, puissent lire un texte de Philippe Meirieu sur le travail de groupe, publié en 2008, sans penser une minute qu'il répond, non sans une toute petite dose de malice, à la parution, cette même année, des "nouveaux" programmes, est profondément désespérant.

Il faut que les enfants sachent très vite que tout écrit répond à quelque chose, pour le défendre ou l'attaquer, mais surtout pour en parler, pour "créer des liens"... J'avais un prof, jadis, qui nous avait appris à poser, avant de nous lancer dans l'analyse ou le commentaire d'un texte, la question suivante : ce texte est une réponse à quelle question ?.
Dès l'école primaire, il est possible d'agir ainsi. D'autant plus que c'est aussi ce qui nourrit le fameux "plaisir de lire", tarte à la crème des objectifs en matière d'apprentissage de la lecture. Le vrai plaisir de lire, n'est pas seulement le plaisir de s'évader, c'est surtout celui de savoir explorer les caves et les greniers des textes, pour en débusquer les allusions cachées, et savourer les bonus de richesses qu'apportent ces explorations.
Si l'on veut vraiment que ces richesses soient à la portée de tous, il faut commencer tout de suite comme ça...
Vous me direz que justement, la société ne tient guère à les voir à la portée de tous...
Et alors ? On laisse faire la société ?