Rappelant combien, durant dix ans, en privilégiant la protestation et la revendication quantitatives, aux dépens des questions de fond jamais évoquées, la gauche était restée timorée devant les aberrations officielles, notamment sur l'école primaire, Pierre pose une question redoutable : "Comment combattre aujourd'hui ce que l'on n'a pas combattu hier ? ". Question d'autant plus préoccupante si l'on songe que les invités à la grande messe de la Sorbonne étaient en majorité de hauts fonctionnaires au conservatisme affiché et de célèbres procureurs comme Brighelli au sourire toujours aussi triomphant, alors que Philippe Meirieu était bizarrement oublié et invité en catastrophe à la dernière minute.
Très inquiétants aussi ces propos, volontiers entendus ici ou là, selon lesquels il suffirait de procéder à quelques corrections de détail, pour améliorer ce qui, après tout, n'était pas si mauvais, comme par exemple les évaluations nationales, excellent moyen de repérer ce qu'il convient de faire en classe.

Outre qu'une telle justification est particulièrement blessante pour les collègues qui sont tout de même les mieux placés pour savoir ce dont leurs élèves ont besoin, il faut rappeler que des évaluations nationales ne peuvent être d'aucun secours pour eux (seules des évaluations formatives à partir du travail effectivement réalisé avec leurs élèves peuvent les aider à organiser leur classe), et que le fait d'être "nationale" pour une évaluation la détruit en tant que telle.
Dès qu'elle est "nationale", une évaluation devient nécessairement "certificative", et c'est devenu un examen terminal, dont la seule mission est de fournir au candidat un droit de passage vers d'autres études ou vers une profession.
Elle ne peut en rien être une information sur le travail d'apprentissage nécessaire, car, pour cela, il lui faut être précisée de façon détaillée si l'on veut que ce travail soit mené de façon efficace : en classe on n'évalue jamais tout en même temps : on ne pourrait rien en faire !

C'est donc la notion même d'évaluation nationale à l'école primaire qu'il faut faire disparaître : à dix ans, les enfants sont loin d'avoir terminé leur travail d'apprentissage, et l'on sait que des évaluations lourdes risquent toujours de stopper le processus des apprentissages, en créant des effets affectifs bloquants. Or, ces évaluations, dans leur absurde désir d'être scientifiques, sont une mise en scène stressante au plus haut point et, en plus, consomment en pure perte un temps considérable dont on a bien besoin pour travailler.
Les seules évaluations nationales utiles se situent à la fin de la scolarité obligatoire, où un "examen" doit permettre de certifier les compétences acquises. D'autres permettent de fournir la certification nécessaire à l'entrée en faculté. Certes, les examens existant pour ces missions auraient grand besoin d'améliorations, mais leur existence est indispensable, car elles structurent la scolarité et lui donnent sens.

Il faut aussi sortir de cette idée que les résultats obtenus à de telles évaluations permettent de juger de la qualité des enseignements... Mille raisons autres que la pédagogie précise d'un professeur peuvent expliquer les résultats des élèves, surtout des résultats immédiats ou proches du travail : on le sait depuis des lustres.
Un des grands problèmes de l'école et une des raisons de son immobilisme, c'est que le travail d'une classe n'est évalué vraiment que cinq ans plus tard : les échecs en sixième sont pour la plupart des cas, le résultat du travail en CP... Personnellement, j'ai toujours refusé de considérer l'évaluation de fin d'un stage, en formation continuée, comme une information fiable (et très vite, j'ai refusé de perdre du temps à l'effectuer !) : la seule évaluation d'un stage de formation continuée, ce sont les modification que le stage a apporté dans la manière de faire classe chez les participants. Et chacun sait bien que, la plupart du temps, le stage a donné l'impression de marcher à merveille, les participants étaient ravis et l'évaluation était largement positive... Et une fois revenus en classe, les collègues repartaient du même pied qu'avant...

Un autre raison d'inquiétude, à propos des intentions officielles sur l'école, vient du souci de conserver la notion de socle commun de compétences, qui a l'avantage de favoriser la liaison école-collège. Favoriser cette liaison est en effet une excellente chose, souhaitée vainement depuis 1968 au moins (ce souhait se retrouvait constamment dans toutes les motions des AG de cette époque). Encore faut-il que ce socle soit incontestable et constitué de compétences qui en soient, ce qui est loin d'être le cas.
Mettre, par exemple, la lecture à haute voix dans la compétence "lire" (qui, entre parenthèses, sous ce terme, n'est pas une compétence, tout au plus un domaine de compétences à expliciter), prouve qu'on ne sait pas de quoi est faite la compétence "savoir lire à haute voix", dont la spécificité véritable n'a que peu à voir avec la lecture et dépend essentiellement des compétences de prise de parole orale. Inversement, les compétences d'oral, telles qu'elles sont définies dans le socle, ignorent totalement la spécificité des situations d'oral en évoquant surtout ("vocabulaire approprié" "respecter les règles de la communication"etc.) la maîtrise du fonctionnement de la langue...
Le socle apparaît ainsi comme un ensemble assez flou, présentant un vocabulaire approximatif et des confusions fâcheuses, qui nécessiterait un sérieux nettoyage pour être utilisable et permettre la continuité du travail tout au long de la scolarité obligatoire.
Mais ce qui est plus inquiétant encore, c'est que conserver le socle tel qu'il est a pour effet d'entraîner presqu'automatiquement la conservation des programmes 2008 qui en sont l'émanation et qui ont la prétention d'en être l'outil d'acquisition. Or, ces programmes ne sont pas seulement mauvais, ils sont épouvantables : leur philosophie est un monument d'anti-démocratie absolue.
Une étude des champs lexicaux de ce texte est très révélatrice : on y trouve une abondance de termes comme "mémoriser", "réciter", "contrôler" ; en revanche on n'observe aucune occurrence du verbe "comprendre", ni de mots comme "créativité", initiative" "intelligence", "débats", "culture". Même le terme "poésie" est quasiment absent, au profit de celui de "récitations", où seule la mémorisation est évoquée. Le terme "d'erreurs" y est toujours précédé de la préposition "sans", ce qui signifie clairement que les auteurs de ce texte ignorent le fait, admis depuis bien longtemps, que ce sont les erreurs qui font progresser... Si l'on ajoute que tout le texte n'est qu'un long hymne à la pédagogie frontale, à la sévérité confondue avec l'autorité, à la menace et aux sanctions comme moyens de pression et que l'élève en tant que personne y est totalement absent, il paraît difficile de défendre de tels programmes.
La première des urgences est de les abroger pour les remplacer, le temps qu'on puisse en rédiger d'autres, au moins par ceux de 2002, qui, sans être parfaits, reposaient sur une autre conception de l'apprentissage et des enfants. Et vous remarquerez qu'il n'en est toujours pas question...

Je voudrais, pour finir donner la parole à Pierre qui pose admirablement les actions à mener, pour éviter les réveils douloureux de la rentrée :

Il faut oser dire clairement que les politiques mises en place sont fondamentalement mauvaises, que les nouveaux vieux programmes dont on ne connaît toujours pas les auteurs, (...) doivent être abandonnés, que les évaluations doivent être arrêtées immédiatement, que le pilotage doit être remis en cause sans attendre, que le changement, c’est maintenant…
Il faut oser dire qu’il ne s’agit pas d’attendre de savoir ce que l’on va et peut faire pour interrompre la destruction avancée, oser dire qu’il faut mettre à plat tout, tout de suite, et que l’on sait ce qu’il faut faire.
Faute de détermination, de courage politique, on recommencera comme par le passé, de frilosités en frilosités et en craintes électoralistes, à conforter le conservatisme.
Il faut surtout donner d’urgence la parole aux acteurs avant que les experts, les spécialistes, les décideurs, n’imposent une nouvelle pyramide avec ses tuyaux d’orgues, ses parapluies à chaque étage, ses injonctions et ses incantations qui dégringolent en cascades, sur des acteurs considérés comme des exécutants, des fonctionnaires qui fonctionnent et qui appliquent sagement les consignes et les ordres.

Merci Pierre !

(1) http://www.meirieu.com/FORUM/forumsommaire.htm