En 1966, quand je l'ai entendue pour la première fois sur son onzième album, je l'ai trouvée si forte que je l'ai apportée en classe, pour faire travailler mes normaliens sur le texte de la chanson.
Comme elle est loin d'être la plus connue, en voici le texte, pour mémoire.

Les quatre bacheliers.
Nous étions quatre bacheliers
Sans vergogne,
La vraie crème des écoliers,
Des écoliers.

Pour offrir aux filles des fleurs,
Sans vergogne,
Nous nous fîmes un peu voleurs,
Un peu voleurs.

Les sycophantes du pays,
Sans vergogne,
Aux gendarmes nous ont trahis,
Nous ont trahis.

Et l'on vit quatre bacheliers
Sans vergogne,
Qu'on emmène, les mains liées,
Les mains liées.

On fit venir à la prison,
Sans vergogne,
Les parents des mauvais garçons,
Mauvais garçons.

Les trois premiers pères, les trois,
Sans vergogne,
En perdirent tout leur sang-froid,
Tout leur sang-froid.

Comme un seul ils ont déclaré,
Sans vergogne,
Qu'on les avait déshonorés,
Déshonorés.

Comme un seul ont dit " C'est fini,
Sans vergogne,
Fils indigne, je te renie,
Je te renie. "

Le quatrième des parents,
Sans vergogne,
C'était le plus gros, le plus grand,
Le plus grand.

Quand il vint chercher son voleur
Sans vergogne,
On s'attendait à un malheur,
A un malheur.

Mais il n'a pas déclaré, non,
Sans vergogne,
Que l'on avait sali son nom,
Sali son nom.

Dans le silence on l'entendit,
Sans vergogne,
Qui lui disait : " Bonjour, petit,
Bonjour petit. "

On le vit, on le croirait pas,
Sans vergogne,
Lui tendre sa blague à tabac,
Blague à tabac.

Je ne sais pas s'il eut raison,
Sans vergogne,
D'agir d'une telle façon,
Telle façon.

Mais je sais qu'un enfant perdu,
Sans vergogne,
A de la corde de pendu,
De pendu,

A de la chance quand il a,
Sans vergogne,
Un père de ce tonneau-là,
Ce tonneau-là.

Et si les chrétiens du pays,
Sans vergogne,
Jugent que cet homme a failli,
Homme a failli.

Ça laisse à penser que, pour eux,
Sans vergogne,
L'Evangile, c'est de l'hébreu,
C'est de l'hébreu.

Le débat que ces strophes ont suscité à l'époque fut un des plus riches, que j'aie connus dans ma classe — et en même temps, pas si facile que ça.
L'énorme objection qui vient à l'esprit n'a pas tardé à surgir : c'est bien joli, mais tout de même, en tant qu'éducateur, on ne peut pas faire comme si rien ne s'était passé : il faut éclairer la faute et sévir, pour qu'elle ne se reproduise pas... J'ai mesuré ce jour-là à quel point le besoin de punir est viscéral, répondant à une logique... qui n'en est pas une et qui ne résiste pas au plus léger examen.
Qu'elle ne se reproduise plus, on sait bien qu'elle se reproduira comme elle s'est toujours reproduite. Jamais une sanction, si terrible soit-elle, n'a arrêté un acte délictueux ou violent.
J'ai invité alors mes étudiants à réfléchir en petits groupes sur le sort des trois premiers bacheliers face à la réaction de leur père, en s'identifiant à la situation. Force leur fut alors de reconnaître que la réaction paternelle, qui leur avait paru légitime au premier abord, ne pouvait que conduire ces jeunes à une vraie délinquance et à diverses formes de violence.
Mais il leur est apparu en même temps que l'histoire ne pouvait s'arrêter au "bonjour petit" du quatrième père, ni à sa blague à tabac (surtout aujourd'hui : cette dernière ne serait pas la bienvenue !)... Il doit y avoir forcément une suite. Mais laquelle ?
On voit d'abord celles qui peuvent tout gâcher, comme la leçon de morale, ou la surveillance. Il faut que la suite vienne de l'intéreur du sujet... Et, comme le dit si bien Ph. Meirieu, je crois que seule la parole permet cela — attention ! La vraie, celle des échanges d'égal à égal, celle de la reconnaissance et de la confiance. Je pense à la belle image si inattendue et si convaincante de la Table Ronde qu'évoque Philippe Meirieu dans l'article cité... Et si les classes étaient installées autour d'une table ronde et non en autobus, comme c'est partout le cas ??
La parole et la culture.
Je dis souvent, qu'il faut permettre aux élèves de débattre ensemble de ce qui se passe dans la classe ou dans la cour. Alors, en m'accusant d'utopie molle et rêveuse, on m'objecte qu'ils ne savent pas discuter, qu'ils ne savent que se battre.
J'en suis bien d'accord. Il en est du débat en classe, comme de beaucoup d'autres choses : ça ne se fait pas n'importe comment, ni surtout À VIDE.
L'erreur principale est de laisser s'exprimer et s'opposer des OPINIONS. Avec des opinions, on ne peut que se battre.
Il faut, — en tout cas, c'est ce que mon expérience de prof m'a appris, à moi qui ai commis, comme tout le monde, toutes les erreurs possibles !— préparer les débats en les NOURRISSANT DE LECTURES et de lectures CONTRADICTOIRES.
Il est important que chacun puisse retrouver des bribes de ses opinions personnelles, car on a tous besoin de les retrouver chez d'autres, pour accepter, en découvrant d'autres points de vue, d'autres angles d'approches, de les transformer ensuite...
Et qu'on ne me dise pas qu'on n'a pas le temps, que les élèves d'aujourd'hui ne sont pas capables de lire des textes longs : la lecture, ça s'entraîne.
Il est vrai que c'est un entraînement bien absent de l'école. On ne met pas assez (voire, pas du tout !) les élèves en situations de lire, on ne les habitue guère à la documentation, et l'on préfère qu'ils sachent par cœur, au lieu d'avoir à chercher (ça va plus vite !)... L'ennui, c'est que le par cœur, c'est du travail de feignant, malhonnête de surcroît : la mémoire est ce qui existe de plus infidèle, on le sait ! Se fier à sa mémoire n'est jamais prudent.
Si l'on veut que les élèves lisent, et se documentent par la lecture, il faudrait qu'entre le cycle 3 du primaire et la fin des études universitaires, pas une activité ne soit proposée aux élèves, qui ne soit nourrie de recherches documentaires.
Le jour où l'école aura compris cela, les BCD et autres CDI auront enfin leur vraie place dans les établissements, les élèves seront OCCUPÉS à des projets qui les concernent et les font travailler, leurs pensées seront enrichies d'autres choses que leurs propres fantasmes et frustrations, l'école sera devenue le lieu de culture qu'elle doit être et non celui des devoirs et des pensums à corriger...
Et alors personne n'aura plus le temps d'être violent...
On parie ?

En attendant, j'invite tout le monde à se plonger dans le dernier article de Pierre Frakowiak, publié sur le site de Philippe Meirieu :
http://www.meirieu.com/FORUM/fracko_rehumaniser_l_ecole.pdf