Afin d'illustrer les résultats du rapport PISA sur la lecture, un reportage nous a conduits dans une classe de troisième d'un collège quelque part en France (à Compiègne exactement). Il s'agissait de démontrer la faiblesse des élèves en lecture.
C'est surtout celle des conceptions de son enseignement qui est apparue de façon aveuglante. Tout ce qu'il ne faut surtout pas faire était là.

A commencer par le mépris des élèves, traités comme du bétail à la foire, que l'on livrait aux caméras, sans le moindre état d'âme, en leur faisant faire ce qu'aucun adulte n'arrive à faire convenablement : la lecture à vue d'un extrait de texte littéraire, sans prise de connaissance précédente du texte.
J'y retrouvais, — en pire : caméra oblige ! — l'humiliation des lectures ânonnantes de mon enfance, avec l'enseignant qui reprend sans bienveillance aucune les mots mal déchiffrés...
Exhibition scandaleuse qui donnait envie de vomir.

Il y a beaucoup à faire sur le respect dû aux élèves, en tant que personnes. Ne pas s'étonner donc s'ils éprouvent peu de respect pour leurs profs : le respect est chose mutuelle et ne peut exister autrement.

Quant à l'aspect "lecture" de ce qui a été présenté, on peut dire que tout était réuni pour que les élèves échouent.

1- D'abord, c'est un texte littéraire qu'on a fait lire : un extrait d'Eugénie Grandet de Balzac.
Quand se décidera-t-on à comprendre que si la littérature fait bien partie des choses à lire, elle est loin d'en constituer l'essentiel. Combien de fois faudra-t-il rappeler que les neuf dixièmes des lectures indispensables à la réussite des études n'ont rien à voir avec la littérature, et que l'échec en toutes disciplines est dû d'abord à la non-compréhension de toutes sortes de textes, non littéraires — consignes de travail, leçons à apprendre, analyses scientifiques, problème de maths, j'en passe et des meilleurs — qui exigent des conduites de lecture différentes les unes des autres, et qu'il faut avoir apprises pour réussir ?

2- Admettons que Balzac soit tout de même bien important — quoique, en 3ème, il ne soit sûrement pas le meilleur pour accrocher l'intérêt des élèves — Un choix en tout cas difficile pour cet âge.
Comment peut-on imaginer intéresser les élèves avec un extrait d'Eugénie Grandet ? S'il est un écrivain dont les œuvres doivent être lues en entier pour être comprises, c'est bien Balzac ! Alain, le philosophe, disait : "Balzac, voici une page admirable : mais il faut avoir lu les quarante qui la précèdent et qui sont si ennuyeuses, pour s'en apercevoir..." Un extrait, tiré d'un manuel de "morceaux choisis" ne peut que mettre les élèves en difficulté.

3- Et quel gâchis ! Quel massacre, même : lire ainsi cette page superbe, de l'affrontement entre Eugénie et son père, à propos du trésor disparu, sans un commentaire sur ce que la scène peut avoir de vécu chez la plupart des élèves : à cet âge, les affrontements avec les parents, à divers sujets ne manquent pas, et au lieu de lancer les élèves dans ce travail sur les arguments du père, (au fait, a-t-on travaillé sur la notion d'argument ??), d'un scolaire affligeant de nature à couper l'appétit à n'importe qui, ne pouvait-on réveiller les scènes personnelles des élèves, et les mettre en relation avec le texte...?

4- Et puis, aborder cette page par une prétendue lecture à haute voix, c'est vraiment réunir les conditions pour que ça ne marche pas.
Encore et toujours l'intolérable confusion plus vivante que jamais entre "lecture" et "lecture à haute voix".
Il est pourtant évident que cette dernière ne peut être de la lecture.
Quand je lis à haute voix, je ne lis pas (je ne suis pas en train de comprendre le texte), je communique oralement à d'autres (qui me l'ont demandé, car je n'ai pas l'indélicatesse de l'imposer à ceux qui n'en ont pas manifesté le désir) ma propre lecture de ce texte.
On notera, en effet, que ce n'est pas le texte que je communique, mais la lecture que j'en ai faite.
C'est pourquoi une lecture à haute voix ne peut être que seconde par rapport à la lecture, qui, elle, se fait uniquement par les yeux.

Lire à haute voix, à vue, sans avoir pris connaissance du texte auparavant, est une activité quasi impossible, sauf pour des lecteurs archi-confirmés. Encore, leur est-il la plupart du temps impossible de comprendre en même temps ce qu'ils ont lu ainsi. J'ai mené moi-même cette expérience plus de cent fois lors de réunions de parents, avec toujours le même résultat : la personne qui avait accepté de lire à vue un texte dont j'avais ôté toute indication préalable (auteur, titre etc.), et qui l'avait fort bien effectuée, se révélait incapable de répondre à des questions simples sur ce que disait le texte. Sa formule d'excuse étant : "C'est vrai : je faisais tellement attention à bien dire, que je n'ai pas pu faire attention à ce que ça racontait".
On peut aussi rappeler la célèbre "bien bonne" que mon père instit a même vécue dans sa classe un jour : alors qu'il demandait ce que racontait le texte à l'élève qui venait de le lire, il obtint la réponse suivante : "m'sieur, j'sais pas, j'lisais !".
Lire à haute voix n'appartient donc pas à la lecture, mais à l'oral, dont c'est, et de loin, la partie la plus difficile. Les adultes lisent mal, mais ils lisent encore plus mal à haute voix : ce qui est normal, puisqu'on ne leur a jamais appris à le faire.
Comme c'est une activité d'oral, et que l'oral repose en grande partie sur le regard, un bon lecteur à haute voix se doit de regarder ses auditeurs quand il lit ainsi. Cela signifie qu'il doit, au moment de chaque reprise de respiration, mémoriser à court terme ce qu'il a lu, pour le dire en regardant le public. On s'en doute : c'est loin d'être facile, et cela demande un long travail d'entraînement.

Ce qu'on a fait faire à ces malheureux élèves n'est donc même pas de la lecture à haute voix, c'est de l'oralisation qui en est le contraire : quand on oralise, on dit, au fur et à mesure qu'on le perçoit, ce qui est écrit, et cette activité empêche toute mise en relation des éléments perçus, donc gêne au moins, pour ne pas dire "empêche", la compréhension. Quand on lit à haute voix, on ne dit pas ce qu'on voit, mais ce qu'on a lu et compris.
C'est très facile à repérer : dans l'oralisation, la bouche et les yeux avancent ensemble. Dans la lecture à haute voix, les yeux précèdent la parole.

On était loin de tout ça, au collège de Compiègne hier soir. Navrant.

Une chose est certaine, contrairement à ce que monsieur Pujadas a eu l'air de trouver, ces élèves ne sont pas plus "mauvais" que ne l'aurait été le professeur dans la même situation.
Alors, PISA, vous croyez vraiment que ça a un intérêt ? Je veux dire un intérêt autre que celui de démontrer qu'il faut apprendre à déchiffrer, et acheter les méthodes de lecture afférentes à cette nécessité ?

On est dans une société libérale... qui ne tient guère à développer la liberté que donne la lecture : faisons les déchiffrer, pendant ce temps-là, ils ne pensent pas.
Comme disait un collègue : 'Vouloir comprendre et penser, c'est le début de la désobéissance !"