Sans doute, pourrait-on admettre qu'avec les programmes d'aujourd'hui, on n'a vraiment aucun moyen d'accomplir cette tâche éducative.
En fait, c'est un argument doublement fallacieux, car ces derniers sont si pauvres, si plats, si faciles à mettre en application avec les méthodes et les manuels qui ont tout prévu, même les pires idioties, qu'ils ne risquent pas de prendre beaucoup de temps en classe ! Leur seul avantage, si l'on peut dire, c'est précisément de laisser du temps pour faire autre chose d'un peu plus intelligent.
Non, c'est surtout une erreur de raisonnement monumentale, un déni de bon sens.
Où a-t-on vu que, laissant la personne de côté, l'école ne devrait accueillir que la moitié de chaque élève ?
Lorsque, le printemps apparaissant enfin, vous vous décidez à semer vos vivaces, laissez-vous la terre en état, sans la travailler, ni l'arroser, sous prétexte que c'est un autre travail ?
Doit-on travailler avec l'élève virtuel, tel qu'il devrait être, moulé à la louche, ou avec ceux qui arrivent ?
Ceux-ci que nous accueillons dans nos classes sont des vrais, tout entiers, toujours. Plus qu'entiers : ils sont en plus accompagnés de leur famille, de leur passé, de leurs difficultés pour dormir ou manger, de leurs peurs, de leurs chagrins, de leurs joies et de leurs rêves. Ils ont besoin de savoir qu'on sait tout cela, et même qu'on prend appui dessus pour les aider à conquérir ce que l'on attend qu'ils conquièrent.
Pire, ils ont besoin de trouver dans l'école des échos de leur histoire, faute de quoi la nôtre, celle que nous tenons à leur inculquer, ne prendra jamais. C'est pour cela que l'école rate ses mayonnaises régulièrement et génère l'échec scolaire qu'elle impute ensuite aux élèves, à leurs parents, à mai 68, que sais-je ? A tout, sauf à elle.
Disons, à sa décharge, que la formation qui a été dispensée aux collègues, s'est bien gardée de parler de tout cela... Et les choses ne vont pas aller en s'arrangeant.

Sans cette formation, et à la lecture des programmes tout imprégnés d'idées reçues, simplistes à l'extrême, on a, du travail de l'école, une image empilatrice, où les savoirs se superposent, s'ajoutent les uns aux autres, sans aucune relation ni entre eux ni avec la vie au dehors. Si bien qu'envisager une éducation morale devient une discipline de plus, ce qui est, du reste, le cas dans les programmes en question.
Il suffit d'une petite once de mauvaise foi sur la quantité pour avoir le droit de refuser ce plus.

Dois-je rappeler ce que Philippe Meirieu, et beaucoup d'autres, avant et avec lui, ont dit, répété, démontré, que tout enseignement, de quelque discipline que ce soit, porte en lui une charge éducative, positive ou non, qui forme ou déforme, selon les choix de démarches ? Que c'est en instruisant, qu'on éduque ou abîme ?

Si tout le travail d'apprentissage s'effectue de façon individuelle, en compétition, à l'abri des regards voisins, et si le résultat est noté pour être classé selon une échelle de valeurs dûment graduée, cela veut dire que l'on favorise l'égoïsme de chacun, le mépris des faibles, la peur de l'échec humiliant, et que l'on creuse l'écart entre les élèves, à la recherche d'une "excellence", qui n'est que le reflet d'une chance sociale, transformée en succès personnel. C'est à la fois immoral, injuste, et scandaleux.
Et cela donne l'affligeant spectacle des adultes d'aujourd'hui, à quelques exceptions près, corrompus, fraudeurs, menteurs, imbus de vengeance, ignorants du droit, au raisonnement faux, prêts à avaler toute couleuvre suffisamment prestigieuse...

Dans une telle conception de la classe, ce n'est pas en faisant en plus des leçons de morale sur l'obéissance aux règles, ou sur le devoir de délation, protectrice de la Société, que l'on viendra à bout de la violence dans les établissements scolaires.

C'est en changeant la conception de la classe.
Si le travail devient TOUJOURS un travail de groupes solidaires, dont la tâche est de faire avancer la compréhension et les savoirs de chaque élève, et ce, dans tous les domaines d'apprentissage, — sous la direction de l'enseignant, qui, au lieu de poser des questions, pour féliciter celui qui y répond (preuve que celui-ci savait avant, et donc que le cours ne lui sert à rien !) ou de faire son show, sous l'admiration des bons élèves, observe ce qui se passe, écoute, et répond, lui, aux questions que posent les élèves, alors la violence n'a plus de raison d'être, l'écart entre les élèves diminue, chacun s'enrichit des différences des autres, et se construit sa propre personnalité dans cet enrichissement.

Si l'on ne confond pas "évaluation" et "jugement", si l'on n'évalue que ce qui a été appris et seulement APRÈS l'avoir appris, si l'on supprime les notes pifométriques, balancées sans critères précis, comme des menaces et des sanctions, si l'on donne la parole, la vraie, aux élèves, et si on leur apprend à la prendre, si on leur donne les moyens de réussir, au lieu de prétendre qu'ils doivent les trouver tout seuls, si on régule avec avec eux les dysfonctionnements quand ils apparaissent, au lieu de les sanctionner par du renvoi, si l'on analyse et réécrit avec eux le règlement de l'établissement, au lieu d'en imposer l'arbitraire, bref, si l'on installe un fonctionnement démocratique dans les écoles, on sera tout étonnés de voir que l'éducation y est, même si les familles, pour toutes les raisons qu'elles en ont, ne sont plus à la hauteur de leur tâche (l'ont-elles été un jour ?) et démissionnent.

Et puis, chère collègue en colère, comme moi, si vous n'avez pas le temps de faire tout ce travail d'éducation en même temps que les programmes, dites-vous que ceux-ci peuvent facilement attendre des temps meilleurs, et que l'urgence, c'est l'autre ...