Laurent développe ainsi sa pensée : Il ne s’agit pas d’ « égaliser les chances » dans une école élitiste, comme si les derniers pouvaient, dans une compétition individuelle, gagner, tous ensemble, quelques rangs et laisser en queue de course un vide définitif que personne ne viendrait remplir. Il s’agit de réaliser la mission que Jules Ferry avait confié à l’école publique et dont les pauvres, éternels perdants, manquent cruellement : partager les savoirs en donnant à manger à tous et non aux « méritants ».

Il me semble que ce qui est dit là est capital, et que ces propos éclairent fortement le vide vertigineux des propos officiels sur la question.

Prétendre "égaliser les chances", c'est affirmer que l'inégalité observée ici correspondrait à un déficit, une infériorité, qu'il s'agirait de compenser, par des "rajouts", des "suppléments", du "soutien".
Erreur sur toute la ligne.
A l'école, disait Coluche, il y en a qui sont moins égaux que d'autres et Grand Corps Malade répond quelque vingt-cinq ans plus tard : "En France, l'enseignement va mal car il rend pas les gens égaux".
Contrairement à ce qu'on entend partout, si certains enfants échouent à l'école, cela ne vient pas d'un handicap social, lié à leur environnement familial, cela vient essentiellement du fonctionnement de l'école...
Attention ! Qu'on lise bien ce qui est écrit. Il n'est nullement dit que ce soit la faute des enseignants. Les enseignants ne font que ce qu'on leur a appris à faire.
La vraie responsabilité revient à ce qu'on leur a appris à faire.
Problème de formation, problème de conception de cette formation, problème de conception du fonctionnement de l'école.
Problème aussi des objectifs qui lui sont assignés, ou plutôt de l'à-peu-près de leur formulation.
On se trouve en face de deux conceptions des objectifs de l'école qui entraînent des pratiques, des outils, et des moyens différents :
1- trouver ceux qui méritent de faire partie de l'élite républicaine, donc, les "sortir" du lot des arrivants, en séparant bien "le bon grain de l'ivraie";
2- faire en sorte que chacun acquière le maximum de connaissances, afin de prendre possession de ses possibilités, et de construire sa dignité de citoyen.

1- La première interprétation, largement défendue en haut lieu, même si ceux de ce haut lieu affirment le contraire, repose sur un vieux fond, coriace, de racisme social, la conviction que certains enfants seraient "meilleurs" que d'autres, et que cela peut se voir très tôt. L'indicateur de ce choix, c'est l'omni-présence du travail individuel, révélateur immédiat de l'appartenance sociale. Comme les textes officiels depuis toujours exigent cette forme de travail, et dénoncent comme une tricherie toute forme d'entr'aide, force est d'admettre que c'est bien le choix officiel. La notion même, jamais remise en question de "mauvais élève" en est une incontestable confirmation.
Or, voir une supériorité personnelle, là où se trouvent des moyens familiaux culturels et sociaux, c'est admettre que puisse perdurer une organisation sociale qui place en haut ceux qui y sont déjà : leur apparente supériorité vient essentiellement de leur chance d'être nés là où il fallait. Comme dit Figaro, — celui de Beaumarchais — : "Vous vous êtes donné la peine de naître et rien de plus"
D'autre part, si l'on considère que cette différence d'environnement familial correspond à des "manques", qu'il suffirait de "combler" en doublant la ration de nourriture, on se trompe complètement sur leur nature. Comme d'innombrables chercheurs, de Baudelot à Charlot, l'ont démontré, elles ne se définissent pas en termes de "plus" ou "moins", mais en termes de contenus. Les enfants dits "défavorisés", ne savent pas moins de choses que les autres, ils savent des choses autres, autres que celles que l'école attend.
La vraie tâche de l'école, c'est d'utiliser ces "savoirs autres", comme points d'appui pour les aider à acquérir en plus ceux que l'école attend. C'est cela, le métier d'enseignant, et comme c'est loin d'être facile, cela demande une formation de très haut niveau, qui ne peut pas s'acquérir en regardant un collègue travailler dans sa classe.

2- En face de cette caricature d'égalité, il est au contraire question de "partager le savoir". Concrètement, qu'est-ce que cela signifie ?
Cela ne signifie sûrement pas "donner plus à ceux qui ont moins", comme on l'a dit trop souvent, y compris chez ceux qui réfléchissent. Donner plus à ceux qui ont moins, c'est toujours enfoncer ceux-ci dans leur "moins", comme l'ont prouvé d'innombrables études, notamment américaines, sur les "pédagogies de compensation" — l'équivalent de notre "soutien" officiel — qui ont largement démontré leur inefficacité.

Partager le savoir, cela veut dire au contraire offrir le plus à tout le monde, et laisser chacun prendre ce qu'il peut, ce qu'il veut, ce dont il a besoin, et l'utiliser avec les autres... La clé, c'est de savoir créer ces besoins, par des situations valorisantes et intéressantes. Cela s'apprend !

Pour cela, il importe de sortir de la conception compétitive de l'école, toujours présente dans l'esprit de nombreux collègues, arguant que la société étant un champ de compétitions, il faut que les élèves deviennent compétitifs le plus tôt possible. C'est oublier que la compétition sociale est toujours, — du moins là où les enjeux sont importants — une compétition de groupes. Si bien que pour former les jeunes à la compétitivité, il faut leur apprendre d'abord à travailler en équipes. Et même là où c'est l'individu qui est en compétition, on observe que c'est le groupe auquel il appartient qui fait avoir la préférence.

Sortir de compétitivité individuelle, cela veut dire cesser de classer, cesser de mettre la pression — toujours inefficace, voire catastrophique sur les résultats, et, au contraire, installer un climat de solidarité entre les élèves, dont le seul objectif est que tout le monde apprenne ce qu'il y a à apprendre.
Cela veut donc dire travailler presque toujours ainsi, en équipes, et limiter le travail individuel aux moments d'entraînement personnel et d'évaluation. en considérant que c'est au groupe classe de prendre en charge les élèves en difficulté. L'enseignant ayant pour tâche de les aider à aider...
Elle est aussi d'organiser les séances, non comme des leçons à écouter, mais comme des moment de recherches autour de situation-problèmes et de projets sociaux, pour lesquels il joue le rôle de documentation permanente, répondant aux questions que les tâches proposées ont posées aux élèves. Freinet rappelait que donner des explications à des élèves qui n'ont pas posé de questions risque fort de les empêcher de comprendre et sans doute de leur ôter l'envie d'en poser un jour...

Cela veut dire bien sûr, installer un fonctionnement démocratique de la classe, avec des régulations fréquentes, toujours animées par un élève (qui y apprend ainsi comment on conduit une réunion), où l'évaluation est celle des compétences acquises, la mesure des progrès et non un jugement des élèves. Cela implique qu'elle soit toujours suivie d'une régulation collective, destinée à la fois à asseoir la signification des résultats et à relativiser ceux-ci, mais aussi à prendre des décisions sur la manière de s'y prendre dans la période suivante : en classe, une évaluation ne peut être que formative et ne peut avoir d'autres rôles que celui de faire le point sur la manière dont on a travaillé, pour éventuellement la modifier vers une efficacité plus grande.

Cela veut dire enfin concevoir les milieux familiaux des élèves comme des sources de richesses à partager, avec une autre conception du travail à la maison : au lieu de donner des exercices à faire, avec l'ordre de ne surtout pas se faire aider, donner au contraire des enquêtes à mener auprès des parents, sur leur métier, leur histoire, leur passé, et rapporter tout cela dans le pot commun des apprentissages de la classe, sans jamais féliciter celui qui a rapporté davantage, mais s'en réjouir et en faire bénéficier tous les autres.
Même les manières qu'ont souvent les parents de faire les exercices, autrement que le dit l'enseignant, devraient, au lieu d'être considérées comme une source de difficultés pour les élèves (et d'embarras pour le maître), devenir un objet de réflexion collective (et d'apprentissage) sur la diversité des stratégies, leurs présupposés, l'histoire des méthodes et les raisons de ces différences...

C'est à ces conditions, et seulement à ces conditions, que l'on a une petite chance de rendre les gens égaux, au moins à l'école, et peut-être plus tard, dans leur vie adulte.
Et tant pis pour ceux que la formule agace, l'école ne peut espérer avoir l'efficacité que le dévouement des enseignants mérite que si elle permet à tous les enfants de devenir les acteurs de leurs apprentissages. On ne sait vraiment que ce qu'on a construit soi-même, — soi-même, mais jamais tout seul...
Encore faut-il que l'école rende possible cette construction...