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Si je pose la question avec colère, c'est que, précisément, tout le monde n'écrit pas, et que l'on est en droit de penser que quelque chose dans ce domaine a manqué, là où l'on est censé apprendre à le faire.
Le constat de cette carence est l'objet aujourd'hui de nombreuses déplorations, où les déplorants voient la preuve de la décadence épouvantable de notre système éducatif.
Mais ils se trompent : ce n'est point situation nouvelle. Il n'est que de se plonger dans les articles et ouvrages des années 60, pour avoir la preuve que cela a toujours été ainsi. Depuis toujours, les adultes que nous sommes, sont, hormis quelques chanceux, de piètres lecteurs, mais ils sont bien pires en matière d'écriture

Or, que fait effectivement l'Ecole ?
La seule activité proposée par les textes officiels, notamment les derniers parus, est la pratique régulière de la rédaction, c'est-à-dire, la production d'un texte, dont le type n'est jamais précisé, pas plus que la situation de communication qui en aurait provoqué l'élaboration, et avec comme seule information le sujet sur lequel il doit porter... On repère d'emblée deux inconvénients à cette proposition :
1- le sujet d'un texte n'est en rien ce qui le caractérise, et donc ce qui permettrait de le produire ;
2- ce qui, en revanche caractérise un texte, c'est toujours la situation de communication qui l'a produit : qui parle, à qui, en quelles circonstances et pour obtenir quels résultats.
Toutes informations absentes du sujet de rédaction.

D'autre part, on chercherait en vain un réel travail d'apprentissage, la correction (??) de la rédaction étant considérée comme un apport suffisant de connaissances sur la manière de produire un écrit.
Si l'on ajoute que toute grammaire du texte est exclue, les programmes de jadis ignorant ce qu'elle pouvait être, et ceux d'aujourd'hui la supprimant explicitement (sous prétexte de simplification... Alors que la grammaire de texte est infiniment plus facile à comprendre pour un enfant, que celle de la phrase, objet abstrait par excellence,) cela revient à dire que l'on demande aux enfants de produire des textes sans avoir jamais étudié leur fonctionnement.
Comment pourraient-ils maîtriser ce qu'ils n'ont jamais étudié ?

Cette question est d'autant plus préoccupante, que l'écrit sert aussi à évaluer les connaissances dans les autres disciplines. La fameuse interrogation écrite d'histoire ou de sciences passe pour permettre le contrôle des connaissances dans ces domaines, comme s'il suffisait de savoir quelque chose pour être capable d'en faire état par écrit.
Il n'est pas besoin de réfléchir longuement pour savoir qu'il n'en est rien. La rédaction des réponses à des questions d'histoire demande la maîtrise d'un type d'écrit, loin d'être évident, de type argumentatif dont le rôle est de prouver que l'élève a les connaissances requises... Produire un tel texte exige un apprentissage approfondi. Où et quand peut-il avoir eu lieu, quand on ne fait que des rédactions à sujet ?

Il est vrai qu'il existe le texte libre, ce formidable coup de pied du grand Célestin (Freinet) dans la fourmilière des habitudes scolaires. C'est une proposition qui a réveillé pas mal de consciences, mais à laquelle, aujourd'hui, à la lumière des travaux menés depuis, on peut formuler deux réserves majeures :

1- Outre que cette pratique a souvent été mal comprise, et mal utilisée en classe, elle laisse penser que l'écriture est toujours un acte d'expression personnelle, ce qui supprime une richesse incomparable, celle qui oblige à prendre en compte le futur lecteur, à se défaire de ses propres évidences, à sortir de soi, pour se mettre à la place du lecteur et à écrire non point pour dire ou se dire, mais pour agir sur ce lecteur et produire le discours le plus adapté à ce projet. C'est cette richesse du "sortir de soi' qui permet d'affirmer qu'écrire en situation effective de communication à distance est sans doute la situation la plus formatrice moralement, et la première entrée dans l'éducation au civisme.

2- En laissant croire qu'on s'exprime quand on écrit ce qu'on veut, on fausse la compréhension de ce qu'est l'expression. S'exprimer, ce n'est jamais "écrire sans contraintes". Comme son nom l'indique, l'expression a précisément besoin d'être comprimée pour exister : pour qu'il y ait "expression", il faut, paradoxalement, qu'on ne fasse pas ce qu'on veut, mais qu'on le fasse librement.

Impossible ? Bien sûr que non : la contrainte agréable existe, ce sont les règles des jeux. C'est quand on joue qu'on s'exprime vraiment, et ce sont les situations de jeu, où l'on se donne librement des règles, qui, en créant des contraintes inhabituelles, vont faire "sortir" ce qui était en soi, souvent à l'insu de soi.
En fait, écrire, c'est toujours obéir à des contraintes, mais des contraintes de nature très différentes : quand je communique, je dois prendre en compte des contraintes sociales et psychologiques, et quand je veux m'exprimer, je dois me donner librement des contraintes ludiques, ce que l'on appelle des "règles d'écriture", où l'on trouve pèle-mêle, entre mille autres, les règles du quatrain, celles du roman, celles du poème en prose, ou celles de l'Ouvroir de Littérature Potentielle...
On comprend qu'il est nécessaire que ces deux types de situations d'écriture, écriture de communication et écriture d'expression, existent dans la classe et soient travaillées de façon également importante, en restant bien distinctes.

Mais il va de soi que les règles de fonctionnement de ces situations différentes ne peuvent être connues et comprises que si :
1- les situations sont vécues en classe en vraie grandeur ;
2- leur fonctionnement a été découvert dans les textes qui ont été lus. C'est en étudiant le fonctionnement des poèmes que je vais découvrir les règles que l'auteur s'est données pour les écrire, et c'est en étudiant le fonctionnement des articles de presse — ou celui des solutions de problèmes mathématiques — ou des TP de physique — que je vais devenir capable d'en faire moi aussi.

Tout ceci implique que l'on puisse étudier les textes en tant que tels, et non en tant que suite de phrases (ce qu'ils ne sont jamais).
La suppression de la grammaire de texte est donc bel et bien une de ces absurdités dont le ministère actuel nous abreuve, absurdités au demeurant parfaitement volontaires et conscientes : on affirme la nécessité de donner à tous la maîtrise de la langue orale et écrite, mais on ne fait rien de ce qu'il faut pour cela. C'est tout bénéfice : la gloire de l'intention sans les inconvénients de la réalité.
Que deviendrait la Société si chacun maîtrisait le verbe manipulateur aussi bien que les politiques ?...
Et puis, si l'école avait su donner à chaque élève le goût de l'écriture d'expression personnelle, le plaisir du jeu sur et avec les mots et les structures, et l'effet extraordinairement bénéfique qu'il produit, — qui en fait l'un des rares moyens que nous ayons de retrouver l'équilibre que les drames de la vie risquent de nous faire perdre —, le verbe manipulateur aurait bien moins de force sur ceux qui le reçoivent.
Autant de danger d'un côté que de l'autre.

"Pour être au clair avec soi-même, pour savoir de quoi sa propre pensée est réellement capable, l’épreuve de l’écriture paraît cruciale." dit Georges Picard dans l'ouvrage cité plus haut, et il ajoute un peu plus loin : «écrire pour penser plutôt que penser pour écrire...».
L'écriture force à penser ; elle est ce qui nous structure.
Donc, débarrassons l'écriture de ses signification psychologiques et sociales, enfermons-la dans l'école et que surtout elle n'en sorte pas, mélangeons tout afin qu'on ne reconnaisse plus rien, n'enseignons rien de ce qui pourrait donner la maîtrise des situations d'écriture que les enfants auront à vivre dans leurs études et dans leur vie, n'attachons d'importance qu'à l'orthographe et aux règles de grammaire, comme nous y invitent les programmes 2008 : cela évitera tous les désagréments que ne manquerait pas d'occasionner une démocratie donnant un peu trop la parole à n'importe qui, — surtout la parole écrite, cette chose inquiétante qui reste, qui structure, qui équilibre et qui fait penser...!

Et dire qu'il y en a qui ne voient pas la différence entre une politique éducative de droite et une politique éducative de gauche...