L’orthographe est un lieu d’affrontements sur deux questionnements essentiels, incontestablement bien distincts, mais étroitement liés tout de même :

1- Comment l’enseigner : sur quel modèle théorique s’appuyer pour cela : pour qu’ils résolvent leurs problèmes, faut-il aider les élèves à utiliser ce qu’on entend,ou ce qu’on comprend ? L’apprentissage de l’orthographe doit-il s’effectuer sur les textes lus, sur des règles préalables, ou en situations d’écriture ? etc.

2- Doit-on la réformer pour la rendre moins compliquée et en faciliter l’enseignement ?

Pour ce qui est du second point, — la légitimité d’une réforme de l’orthographe —, la remarque de Claude Charbonnel dans son commentaire, — même si on continue à penser qu’elle peut être utile — apparaît comme une réponse imparable.
La langue, populaire ou non, est un objet qui résiste aux « réformes ». Elle est une réalité vivante, indépendante, qui évolue selon son bon vouloir, et qui se moque éperdument des décisions à son endroit : même si on l’a abondamment fait, ce fut régulièrement en vain.
En fait, on ne peut guère légiférer en matière de langue !!.
Même les sages « tolérances orthographiques » sont joyeusement oubliées… Que dire alors des décrets autoritaires!
Si l’on réfléchit un peu, on s’aperçoit que ce serait plutôt la mentalité des correcteurs d’examens et concours — sans oublier pas mal de collègues du primaire et du secondaire, voire du supérieur ! — qu’il faudrait réformer : bien des problèmes diminueraient s’ils utilisaient précisément les tolérances prévues !…
Ces tolérances, on pourrait du reste les réactualiser… Mais à titre de tolérances seulement. Nombreux sont ceux qui sont allergiques aux ukases, et ils ont raison.

Pour ce qui est du premier point, des éléments de réponses peuvent être apportés par l'itinéraire d'une équipe de recherches pédagogiques qui a travaillé sur la question durant de nombreuses années dans les classes.
Partis de plusieurs observations, parfois simplement empiriques, mais objets de consensus, les membres de cette équipe ont été conduits à remettre en question le modèle communément admis que Nina Catach a formalisé, et à formuler d'autres hypothèses d’action pédagogique vers la maîtrise de l’orthographe pour tous les enfants.…

Des constats

1. On reconnaît, en général, celui qui maîtrise l'orthographe, à ce qu’une erreur d’orthographe lui est physiquement insupportable, comme une perception douloureuse, semblable à celle que provoque une fausse note pour un musicien. Ce qui laisse supposer que l’orthographe est bien à l’origine du « visage des mots », et qu’une erreur (ou une modification ?) a pour effet de le défigurer.

2. Une habitude, bien connue de tous, qui consiste, devant un oubli orthographique, — par exemple, lorsqu'on ne sait plus s’il faut deux « t » ou deux « r » à « arrêter » — à écrire toutes les combinaisons possibles du mot, en recherchant celle qui paraît « belle », confirme cet aspect perceptif de la connaissance orthographique. En agissant ainsi, nous essayons de faire remonter la mémoire visuelle enfouie, ce qui est loin d’être absurde, et souvent efficace…

3. Un autre constat confirme ce caractère perceptif visuel de l’orthographe : il suffit d'avoir vu un peu trop d’erreurs d’orthographe, pour que la maîtrise de celle-ci soit fortement déséquilibrée. Tel ce professeur de géographie, qui, au sortir de la correction de trente interrogations écrites de cette matière, suppliait sa famille de lui dire, enfin, comment s’écrit l’adjectif « méditerranéenne »… Il faut avouer que le nombre de combinaisons possibles est assez impressionnant et que trente versions différentes de ce mot sont de nature à brouiller fortement l’esprit du géographe le plus cultivé…

4. A tout cela s'est ajouté la remarque de nombreuses personnes interrogées à ce sujet, qui trouvent plus facile de comparer des données visuelles (ce que je vois et ce que je me rappelle avoir vu) que de comparer ce qui est vu et ce qui est entendu. La conscience de « ce que l’on entend » ne va pas de soi, et les travaux, notamment ceux d’Antoine de la Garanderie, ont mis en évidence le nombre très restreint de personnes ayant un profil « auditif ».
La majorité des élèves appartient aux profils visuels, (cela est pratiquement incontesté), et s'il est vrai que cela ne doit pas les empêcher d'apprendre à écouter de l'oral ou de la musique, cela signifie néanmoins que les aspects visuels ont sans doute intérêt à être privilégiés. L'orthographe étant ce qu'on voit de la langue écrite, il n'est sans doute pas indispensable de l'associer à ce qu'on entend, — d'autant plus que ce qu'on entend varie fréquemment pour un même mot.

5-En interrogeant non seulement les adultes, mais aussi les élèves, il est apparu qu'une des causes majeures des difficultés rencontrées résidait, non point dans une ignorance du fonctionnement de l'orthographe, ni même dans la complexité de celui-ci, mais bel et bien dans un refus de s'y intéresser, l'orthographe n'ayant à leurs yeux aucune utilité, si ce n'est d'être une occasion de brimer les élèves.
De fait, si l'on examine les pratiques de classe, notamment aux cycles 2 et 3, rien ne semble prévu pour justifier le respect des règles d'orthographe : l'obligation affirmée apparaît donc comme un abus de pouvoir, normalement rejeté. Un tel constat ne pouvait déboucher que sur la conviction que, bien avant d'enseigner l'orthographe, il était indispensable d'en faire découvrir le rôle, notamment dans la lecture.
Si les élèves savent que l'orthographe sert à comprendre quand on lit, ils auront beaucoup plus de chances d'admettre qu'il faille s'en servir pour se faire comprendre quand on veut être lu. C'est du reste, ce qui fut constaté dans les classes ayant travaillé ainsi.

6- Une anecdote illustre assez clairement le dernier constat, celui de la manière dont, dans la vie, (et non à l'école), est interprétée une graphie différente de celle qui est attendue dans un mot.
Un jour, dans les années 70, s’étalait, à la Une du journal France-Soir, le titre suivant : Allon à Paris.
Il est évident, que, sur une copie d’élève, la différence avec ce qui serait attendu («allons»), serait automatiquement considérée comme une erreur et sanctionnée.
Mais pour un titre à la Une d’un grand journal, une telle hypothèse n’est pas ce qui vient à l’esprit. Le mot « allon » n’existant pas en français, — et si l’on ajoute le caractère peu probable qu’il puisse s’agir d’une invitation à aller tous ensemble à Paris, — la seule hypothèses possible est qu’il s’agit d’un nom propre.
Dès lors, si l’on est averti, on a pu reconnaître dans ce titre le nom d’un général et homme politique israélien, Ygal Allon… Dans le cas contraire, on se contente de l’info selon laquelle un personnage de ce nom est actuellement à Paris…

Et c’est bien ainsi que cela fonctionne en dehors de l’école : le fonctionnement est devenu binaire : si je vois telle lettre, je comprends ceci, mais si je ne la vois pas, je comprends autre chose.
Incontestablement, c’est là un facteur de stabilisation du système, ou au moins une donnée qui rend problématique toute volonté de changement.

Tous ces constats ont permis à cette équipe de formuler des hypothèses d’action pédagogique, qui ont été validées dans un certain nombre de classes, malheureusement trop restreint pour que ce soit vraiment convaincant aux yeux de tous.

Les hypothèses d'action pédagogique

* La première hypothèse, c’est que l’orthographe est beaucoup plus aisée à admettre, à comprendre et à retenir si on la sépare dans le travail de classe de la relation phonies-graphies.
Linguistiquement, il n’est pas question de nier l’importance de cette dernière, mais PÉDAGOGIQUEMENT, il apparaît plus efficace de la considérer comme secondaire, au sens premier du mot. C’est l’orthographe, au contraire, qui doit apparaît comme primordiale, c'est-à-dire comme le lieu des indices les plus pertinents de construction du sens d’un message écrit.
La conséquence est que l'on a intérêt à rattacher l’orthographe à la lecture, avant de l'associer à la production. Elle devrait donc être très présente dès les tout débuts de l’apprentissage de celle-ci. Son fonctionnement est à découvrir dans les textes lus, à partir d'un questionnement orienté sur le "méta-savoir" (le savoir sur le savoir) : « qu’est-ce qui nous a permis de comprendre ce que nous avons compris dans ce texte ? ».

* Une autre hypothèse s’est imposée, concernant notamment le traitement de l’erreur, qui n’est pas sans importance pour la compréhension des rôles de l’orthographe française.
Si, comme cela se fait très souvent, il est dit à l’enfant qui a produit un texte rempli d’erreurs, qu’il s’est trompé et que les mots s’écrivent autrement, on lui laisse entendre que son texte, malgré les erreurs qu’on lui reproche, est parfaitement compréhensible, ce qui décrédibilise complètement les reproches en question. Cela revient à dire que l’orthographe ne sert à rien, et que l’obligation de la respecter n’est qu’une forme d’arbitraire insupportable…
La déduction qui s'impose est qu’il est sans doute plus efficace, devant des erreurs, de réagir toujours à partir du sens ainsi produit.
Cela consiste à dire à l'auteur quelque chose comme ceci : « On a du mal à comprendre ton texte : moi, je crois deviner ce que tu as voulu dire, mais c’est loin d’être évident ! Par exemple, ce mot que tu as écrit,si on le cherche dans le dictionnaire, on ne va pas le trouver. Personne ne le connaît .. Ou celui-ci, qui est dans le dictionnaire, mais avec un sens qui n’est pas ce que tu voulais dire. Donc, tu vois qu’il faut vérifier comment les mots s’écrivent si on veut que le lecteur comprenne… » L’avantage de cette manière de procéder est que l’erreur prend sens, (nous sommes alors bien en face d’erreurs et non de « fautes »).
Et puis, avantage non négligeable, la solution est à portée de tout le monde : c’est le dictionnaire.

On observe alors une dédramatisation de l’écriture, qui permet l’installation du sentiment de sécurité langagière (facteur n°1 de réussite) et d’un véritable intérêt pour les mots et leur écriture, y compris pour les bizarreries de cette écriture qui deviennent une source d’amusements, et une occasion de réfléchir sur leur histoire.

* Une troisième hypothèses, corollaire des précédentes, est venue s'ajouter à celles-ci. Comme l’aide ne peut plus venir d’une recherche de ce qu’on entend (recherche inefficace la plupart du temps), c’est alors la démarche documentaire qui s’impose : l’orthographe n’a plus à être l’objet d’une mémorisation, mais elle doit faire l’objet d’un doute, un « doute méthodique » dirait Descartes, qui conduit à chercher de la documentation. Honnêteté scientifique, et habitude d’honnêteté tout court…
L’entraînement à l’utilisation aisée du dictionnaire d’orthographe devient une des composantes de l’apprentissage, maîtrise qui présente par ailleurs l’énorme avantage d’être une solution permanente, au-delà de l’école et pour toute la vie, un réel facteur d’autonomie : quelqu’un, qui sait servir d’un dictionnaire quand il écrit, est sauvé et pour longtemps.. .

Des objectifs précis à l'enseignement de l'orthographe.

Dans une telle perspective, ces objectifs peuvent être re-précisés ainsi :
* Il s'agit de mettre en place un savoir surtout opératoire (savoir écrire sans erreurs), et non un savoir conceptuel, même si la connaissance théorique joue un rôle important. C’est une des spécificités de l’orthographe, par rapport à d'autres disciplines scolaires. Ce savoir peut être décomposé en six formes de savoir :

1. savoir à quoi elle sert et être convaincu de son utilité.
2. avoir, par des activités de « démontage », découvert et clarifié les divers niveaux et modes de son fonctionnement.
3. avoir intériorisé cette connaissance et l’avoir transformée en moyen d’écriture.
4. pouvoir l’utiliser spontanément et automatiquement dans toute activité de production écrite.
5. être physiquement gêné par une erreur d’orthographe.
6. en cas de doute, savoir où se trouve la solution et savoir la trouver en moins de 20 secondes.

Il s’agit donc, non d’une connaissance au sens strict du terme, mais de la mise en place d’un comportement intégré où la connaissance a une part importante, mais ne constitue, ni le départ, ni l’arrivée du travail d’apprentissage.

D’autre part, comme il est apparu que ce comportement est lié à des formes d’habitudes :
* habitude visuelle, qui implique que la langue écrite ne soit jamais observée avec des erreurs, faute de quoi, le point 5 ne pourra jamais être atteint.
* habitude graphique, liée au fait que l’orthographe joue, par rapport à l’écrit, le même rôle que la prononciation par rapport à l’oral, ce qui entraîne que l’orthographe fait intimement partie de toute activité d’écriture, dont elle ne doit jamais être dissociée : écrire, c’est mettre l’orthographe.
Si ces deux activités ont été séparées dans les apprentissages, il est normal que l’habitude graphique ne s’installe pas.

La conclusion qui s'impose est donc qu'une réforme de l'orthographe ne présente en réalité aucune véritable nécessité, dès l'instant où une pédagogie cohérente est installée, qui respecte le besoin des élèves de comprendre à quoi servent les règles, et qui leur permet de les découvrir et de les intégrer.
(Comme je l'ai dit précédemment, une réforme de l'orthographe, associée à la disparition de la formation des enseignants — disparition ou réduction au "compagnonnage", c'est pareil —, cela paraît d'une cohérence bien inquiétante...)
Si réforme on tient à élaborer, elle pourrait se contenter de proposer des «tolérances», disons plutôt des «neutralisations», comme pour la prononciation. Neutralisations bien ciblées, et qui n’ont d’autre objet véritable que de changer certaines mentalités, mais qui conservent l’exigence du respect des conventions orthographiques, conventions aussi indispensables à la communication écrite que le sont les conventions de la communication sportive ou de la communication routière…

Si l’on songeait à mettre en relation transversale ces nécessités de la vie collective, au lieu d'en faire des obligations et des devoirs, assortis de sanctions, bien des problèmes d’éducation seraient résolus…