L'article cité se termine par la phrase suivante : "Il faut que tous les jeunes, dans l'avenir, maîtrisent une orthographe simplifiée... (...) Il faut réformer pour pouvoir enseigner."
Phrase désespérante à tout point de vue, même si sa première partie est incontestable, jusqu'à l'adjectif final exclusivement.
Elle révèle — et cela me bouleverse de la part d'un si grand chercheur — un oubli à la fois de ce qu'est un apprentissage, de l'histoire de l'orthographe et de son rôle actuel et passé, sans oublier l'insulte ainsi faite aux enseignants, que l'on considère ici incapables d'enseigner quelque chose d'un peu complexe !... Qui aurait l'idée de "simplifier la botanique", pour permettre aux élèves de l'apprendre ?
André Chervel a-t-il oublié que ce n'est jamais en "simplifiant" des contenus d'enseignement que l'on aide les élèves?
Au contraire : il n'est pas nécessaire d'avoir fait de grandes études de psychologie pour savoir que plus la complexité réelle d'un apprentissage apparaît tardivement, plus elle est difficile à surmonter.
Tous les travaux des chercheurs en pédagogie, notamment dans le domaine de l'Education Physique et Sportive, ont mis en évidence que la complexité des situations doit être totalement présente dès les tout débuts de l'apprentissage, et qu'il est nécessaire de laisser du temps pour que les petits l'apprivoisent tranquillement, longtemps avant qu'ils n'aient besoin de la maîtriser.
C'est pourquoi, je dis et je redis que l'orthographe doit être présente dès les premiers textes proposés aux enfants en lecture, celle-ci étant largement plus importante que la relation phonies-graphies, qui peut n'arriver qu'en second.

Mais c'est évidemment l'aspect social de sa démonstration qui me surprend et me chagrine.

Il est vrai que les grammairiens des 16ème et surtout 17ème siècle ont contribué puissamment à répandre l'idée que la complexité de l'orthographe, — c'est ce qu'affirmait François Eudes de Mézeray l'historiographe du roi —, a pour fonction de "distinguer les honnêtes gens, des ignorants et des simples femmes", ce qui lui a conféré la réputation d'être une contrainte raciste et antisociale.
Et cette déduction, malgré son apparente logique, ne peut que faire sourire, tant elle révèle un vue bien courte des choses.

1- Historiquement d'abord.
La situation d'aujourd'hui n'a rien de commun avec celle de Mézeray. A son époque, peu de gens savaient lire et écrire et l'écriture était en pleine construction. Il était parfaitement possible de la faire évoluer : les conséquences étaient minimes. Ce fut vrai jusqu'au 19ème siècle, même si, déjà, cela fut assez difficile.
Mais aujourd'hui, l'écriture est un savoir de masse, — même si sa maîtrise reste ô combien imparfaite. Et l'orthographe est devenue la "langue pour les yeux". Elle est le moyen de communiquer par écrit pour ceux qui ne peuvent guère se comprendre à l'oral. Et l'on peut dire que si un Toulousain, un Québécois, un Parisien, un Antillais et un Suisse veulent converser ensemble, ils auront intérêt à s'écrire : leur oral, ou bien ne sera pas compris, ou bien sera jugé sévèrement, tant il est vrai que la forme la plus perverse du racisme se cache dans le purisme de la prononciation.
Grâce à son orthographe éloignée de la prononciation, la langue de l'écrit est devenue la trace qui perdure au-delà du temps et de l'espace. Tout texte écrit avec des choix orthographiques différents de nos habitudes devient fort difficile à lire : lire Villon ou Rabelais dans leur orthographe demande un apprentissage spécifique et c'est ce qui arriverait si on réformait en profondeur le système orthographique actuel.
Ce n'est donc en rien par nostalgie qu'il faut la conserver, et encore moins par conservatisme. C'est tout le contraire : C'est parce que sa fonction est précisément de ne surtout pas changer, si l'on veut permettre à tous d'accéder à tous les ouvrages du passé .

2- Logiquement ensuite, que peut signifier "simplifier" ?
Simplifier quoi ? Et pourquoi ? Pour que l'écriture ressemble à la prononciation ? Laquelle ? Celle des Parisiens ? Je serais étonnée que les Bretons, les Occitans, les Alsaciens soient d'accord... Et s'il s'agit de celle des Toulousains, alors, c'est moi, bonne Parisienne, qui monterais au créneau !
Et, au fait, pourquoi pas celle des Québécois ? Ils appartiennent, que je sache autant à la Francophonie que nous, et pour reprendre un mot célèbre, les Français n'ont pas le monopole de la langue française...

Surtout, en quoi écrire comme on prononce serait une "simplification" ?
De fait, une telle écriture existe : l'alphabet API (Alphabet phonétique international). Et quand on lit un message écrit avec cet alphabet, il est illisible ! Il m'arrive souvent d'utiliser en formation, par exemple, le début de la chanson de Bobby Lapointe, transcrite en API :

Mon père est marinier
Dans cette péniche.
Ma mère dit : "la paix niche
Dans ce mari niais."


Quand ce texte superbe est ainsi transcrit, donc écrit exactement comme il se prononce, je peux affirmer qu'à part ceux qui connaissent la chanson — et ils sont hélas de plus en plus rares ! —, personne ne peut comprendre de quoi il s'agit, et je suis accusée de demander d'écrire des choses qui n'auraient aucun sens...

Combien de preuves faudra-t-il donner pour qu'on admette enfin qu'en français, contrairement aux autres langues européennes, les lettres les plus importantes sont celles qui ne jouent aucun rôle dans la prononciation !! Et donc, s'obstiner à affirmer que l'on comprend les mots si on peut les prononcer est une de ces aberrations, dont l'école a le secret, largement responsables des difficultés rencontrées par les enfants dans ce domaine, comme dans d'autres.

3- Quelle réforme, et portant sur quoi ?
Si, comme l'affirme A. Chervel, il s'agit de réformes "simples" (voilà un adjectif qui doit faire plaisir à Messieurs Darcos et Bentolila !), se bornant aux "consonnes doubles inutiles", on peut rétorquer tout de suite que c'est la réforme qui sera inutile, et non les consonnes doubles : un home et un homme, que je sache, ce n'est pas la même chose ; une bitte et une bite, non plus ! (oui, je sais le second "bite", a le droit de s'écrire aussi "bitte"... Mais comme de toute façon on n'a pas vraiment le droit d'écrire de dernier, il est préférable d'avoir un moyen de le distinguer de l'autre !!)
Inutile en effet, une réforme de ce style, car ce n'est pas là du tout que se réfugient les vraies difficultés de ceux qui ont à écrire : le vrai lieu des erreurs — les travaux sur ce sujet le confirment depuis longtemps — c'est le système verbal... Et je ne vois guère comment on pourrait le "simplifier" : si l'on écrit de façon semblable toutes les formes du verbe chanter qui sont homophones de l'infinitif, bonjour la compréhension des textes !!
Et si l'on objecte qu'à l'oral, on s'en sort très bien, je rappellerai qu'à l'oral la situation apporte l'essentiel de l'information, alors qu'à l'écrit, on n'a que les mots du texte pour comprendre.
C'est cette différence de situation qui explique et justifie la différence de fonctionnement et la nécessité de balises de compréhension en lecture, rôle que joue précisément l'orthographe.

Quant à ce que serait une réforme forte, outre ce qui se passerait en lecture (voir plus haut !), je rappelle qu'alors c'est l'ancienne orthographe qui deviendrait illisible pour tous ceux qui auront appris la nouvelle. Et comme, bien entendu, il serait hors de question que la Bibliothèque de France soit réimprimée, cela reviendrait à les priver, ces nouveaux maîtres en orthographe, de tout le patrimoine littéraire français : seuls y auraient accès les privilégiés qui auront pu réapprendre l'ancienne...
Comme progrès social , il est difficile de faire mieux !
Il est vrai que ce serait assez dans l'esprit du temps : une orthographe à deux vitesse, une simplifiée pour les minus du bas peuple, et une authentique pour les méritants !!

Je ne puis croire que ce soit là le vœu de monsieur Chervel.

Quant à la manière AUTRE d'enseigner l'orthographe, il est facile d'en prendre connaissance, sur le site www.charmeux.fr ou sur ce blog : périodiquement, je propose des exemples de cette démarche rigoureuse et efficace dont les résultats observés sont à la fois le plaisir des élèves (les jeux de mots orthographiques sont une source permanente de jubilation), et une attention réelle au fonctionnement de l'écrit...

Mais est-ce bien le résultat souhaité par tous et pour tous les enfants ?