S’ECHAPPER PAR LE HAUT DE SA CONDITION DE NAISSANCE n’est pas UNE TRAHISON...

…, « Je suis enseignant (évidemment) et de milieu fort modeste, sans autre soutien à la maison que la volonté de mes parents (pas de livre ou de ces "richesses culturelles"), et cela ne m'a pas empêché d'apprendre ni de réussir, je crois assez correctement (jusqu'à l’agrégation)… Je ne suis pas réactionnaire ou partisan d'un soi-disant "bon vieux temps" qui, de fait, n'a jamais existé, mais il y a encore 20 ans, l'école pouvait assurer la mobilité sociale parce qu'on y était exigeant. est-ce une trahison de s'échapper par le haut de sa condition de naissance ? » (Extrait de blog).

Quand une question de société concerne un destin individuel, la réponse ne fait guère de doute au plan psychologique. Elle est contenue dans la question, qui en soi ne pose aucun problème. Celle qui pose vraiment problème et fait débat appartient au domaine politique. Mais dans un monde conservateur, la pensée dominante et l’idéologie qui prévaut donnent la réponse avant que la question ne soit posée. On ne se la pose donc pas.
Il faut donc la formuler pour la remettre en chantier.
L’école publique est-elle :
1. un stade de compétition individuelle et obligatoire avec tremplin pour les élèves « les plus méritants » (combien de chances les enfants de prolétaires ont-ils de gagner ? ont-ils le choix de participer ou non ?)
2. l’appareil d’état de reproduction de l’ordre social,
3. l’institution d’éducation en collectivité de tous les Français, chargée de donner une instruction du meilleur niveau à tous, sans objectif de performance sportive ?
Questions subsidiaires :
Si elle n’est qu’un tremplin social pour parvenu, doit-elle obligatoirement assurer ce « service » en détruisant psychologiquement les enfants qui n’en profitent pas et les rendre à leurs familles plus démunis qu’à l’entrée ?
Pourquoi celui qui ne vient à l’école que pour s’y instruire est-il obligé de participer à la compétition malgré lui ?
Quelle est cette échelle de valeurs qui autorise à décerner le prix de la vertu morale aux gagnants et celui de la réprobation aux perdants ?

Il y a 20 ans et sans doute un peu plus, ce n’est pas l’école qui assurait la mobilité sociale. C’était le régime socio-économique d’état hérité des années de l’après-guerre. L’état se disait responsable du niveau de vie de ses citoyens. Contrairement à la légende nostalgique colportée par les conteurs de l’âge d’or, les écoliers, enfants d’ouvriers, échouaient aussi « bien », sinon « mieux », mais trouvaient un emploi à l’issue du Certificat d’Etudes. Pour la plupart, il n’y avait aucun lien logique entre le cursus scolaire et la carrière professionnelle.
Aujourd’hui, le libéralisme économique triomphant « assure » la privatisation des services, école incluse, la compétition industrielle, commerciale et individuelle, pour les diplômés comme pour les autres. Et le chômage qui va avec. L’état se préoccupe des revenus du capital.
Pour faire accepter cette privatisation par l’opinion, il faut préalablement dénigrer l’école publique en général, les pédagogues, — si rares —, en particulier, leur reprocher les dérives dont seul l’état-patron est responsable. Les idéologues du système s’y emploient. Rendons à César et à l’école ce qui revient à chacun ! Aujourd’hui, César perd la raison, l’école ne l’a pas encore trouvée.

Tous les enfants de cadres supérieurs (et d’enseignants) finissent leur scolarité à l’université, sinon dans une grande école. Pour les enfants du peuple, c’est quelques centaines seulement. Et ce, depuis que l’école existe, depuis toujours.. Le phénomène n’a pas commencé hier. Les «grandes écoles» républicaines, comme les collèges de Jésuites après la Réforme, ont été conçues pour les enfants de la bourgeoisie, non pour les enfants du peuple.
Et la pédagogie pratiquée pour les y «préparer» est adaptée à la population visée : pression morale et psychologique, stimulation par la compétition, par les récompenses et les punitions, jugements féroces et humiliations contre les perdants. On n’y sait stimuler le poulain et la mule que par la carotte et la cravache. Par ce seul jeu de massacre, on élimine prestement ceux qui, ayant survécu aux éliminatoires du CP, n’ont pas d’ambition sportive et on favorise les privilégiés qui commencent le championnat avec une bonne longueur d’avance. Les enfants de pauvres sont hors concours par définition.

Malgré tout, ces statistiques d’exception nous incitent à féliciter les enfants d’ouvriers lauréats. Ils ont bien du mérite et le triomphe modeste.
Mais, en même temps, faut-il applaudir en bloc les enfants de cadres qui réussissent tous et le système qui fonctionne à leur profit ?
A-t-on déjà vu des enfants de médecins suivre une scolarité calamiteuse dans l’enseignement spécialisé ?
Pour un ouvrier « agrégé », combien de centaines de camarades anéantis ?
Les enfants de cadres seraient-ils tous courageux et travailleurs, les enfants de prolétaires majoritairement paresseux et défaitistes ? Est-ce celui qui gagne qui a besoin d’encouragement et de renforcements positifs ou celui qui perd ? Les enfants d’ouvriers qui n’entreront pas à l’université doivent-ils pour autant passer 12 années à s’ennuyer pendant que les premiers « se tirent la bourre » ?
Au collège, les ados « décrocheurs », qui « rejettent » l’école, furent décrochés dès l’école primaire. Leur refus scolaire (à ne pas confondre avec le refus d’apprendre) est la seule alternative à la dépression et au suicide (l’évasion par le bas), la seule réponse possible au rejet subi avant l’adolescence, pendant l’enfance. C’est par les premières humiliations que commence l’échec.
On n’a jamais vu, on ne verra jamais un maitre pédagogue (celui que les conservateurs nomment pédagogiste) humilier un enfant de 6 ans (ni aucun autre) qui aurait « mal lu », ni griffonner d’un stylo rageur à l’encre rouge des commentaires désobligeants dans un bulletin scolaire. Le respect de l’enfant est une de ses priorités. Ce n’est pas l’enseignement des pédagogues, — si rares —, qui désespère le potache, c’est d’avoir à faire tapisserie jour après jour, un zéro sur la tête en guise d’auréole, dans un système traditionnel, « exigeant », où le dialogue, réservé aux « bons », se limite aux interros pour la majorité.
La notation n’a pas pour but de mesurer les «résultats du travail» ou les progrès de l’écolier, mais de juger et classer les concurrents d’abord, de pallier ensuite les défaillances pédagogiques de l’enseignement traditionnel et des professeurs sans réelle formation professionnelle, qui ne sauraient pas comment motiver les élèves sans ces appâts qui ne motivent pourtant que les premiers.

Si on pratique éternellement une pédagogie de compétition, les enfants d’ouvriers seront éternellement éliminés, sauf exception. Tout le monde ne peut pas s’échapper des ghettos et des prisons. Si quelques-uns s’en évadent, c’est parce que la majorité y reste.
Si l’on postule que les plus « méritants » peuvent se sauver, on admet alors que tous ceux qui y sont nés avaient quelque chose à se reprocher collectivement, quelque chose de l’ordre du péché originel qui ne fut pas lavé par le baptême mais que l’on pardonne à ceux qui le méritent.
Le méritantisme frise le racisme. L’égalité républicaine à l’école, c’est donner à tous les enfants, non pas une chance de sortir unique vainqueur de la compétition sociale, mais d’apprendre en solidarité avec ses pairs, pendant le temps scolaire et non après, seul pour les plus démunis, en famille pour les plus favorisés.

Pour cela, il faut des maitres qui ne reproduisent pas les conditions scolaires de compétition dont ils sont sortis gagnants.
Ce qui a marché pour moi n’est pas forcément la meilleure des pédagogies..
Après m’être extrait de ma condition de naissance, dois-je renvoyer l’ascenseur, retirer l’échelle ou offrir une éducation de bon niveau à tous, hors compétition ?
Si je consacre mon emploi du temps à sélectionner (boucler le programme), m’en restera-t-il pour de riches heures pédagogiques ?
Pour convaincre des élèves récalcitrants de s’engager sur les chemins de la connaissance, de mettre les pieds dans le carré de l’hypoténuse et de se passionner pour les guerres napoléoniennes, suffit-il de déclarer ces savoirs conformes aux programmes officiels, nécessaires au moment des examens et ultérieurement utiles après l’école ?
Ou au besoin faut-il imposer leur ingurgitation par des renforcements négatifs ?
La volonté magistrale ou paternelle fait-elle boire le chien qui n’a pas soif ? Suffirait-il d’un enseignement exigeant et rigoureux, fréquemment confondu avec l’enseignement impitoyable et rigide, qui permettrait par je ne sais quelle incantation magique de faire gagner tout le monde ? Tous premiers ? Si tous les ouvriers agrégeaient il y aurait du chômage agrégatif. On en viendrait à les supplier de lever le pied. Avec la pédagogie du chacun pour soi, ce ne sera pas nécessaire.

C’est bien ce qui se passe tous les jours dans l’école à la française. La compétition prime sur les apprentissages. Les privilégiés n’ont pas besoin de l’école pour apprendre, ils n’y viennent que pour faire homologuer leurs savoirs acquis ailleurs et se faire attribuer la médaille du mérite. Jusqu’ici les méthodes traditionnelles séculaires ont bien rempli leur office, favoriser les privilégiés. Elles continuent, n’ayant jamais cessé.
Ne faisons pas de l’égalitarisme de compétition ! Il n’est pas nécessaire que tous les Français sortent du système scolaire par le haut. Il est indispensable que tous sachent à lire au bout de 10 années d’école.
Or, 20% finissent leur scolarité illettrés, depuis toujours, effet direct de la doctrine syllabiste et de la pression des lobbies sur la psychologie et les pratiques didactiques de ceux qui enseignent, conséquence indirecte de la compétition précoce qui débute à l’insu des enfants.

C’est dès le CP que le sort et l’avenir de l’écolier se jouent. Minables et honteux, si l’enfant n’est pas initié par ses parents, victorieux et triomphaux, s’il a la chance d’être né «fils de famille» (exceptions mises à part). Car la réussite (ou son revers, l’échec) au CP n’est pas dans l’acquisition de connaissances mais dans la bonne réponse aux questions posées. Le CP est une année de tri, une aire d’évaluation de compétences et de mise à l’épreuve pour initiés, pour «pilotes d’essai».
On n’y apprend pas à lire, les «bons» savent déjà. On y apprend la «méthode de lecture».
On y subit les éliminatoires et on y gagne sa place pour le droit d’affronter les concurrents encore en lice dans les onze années qui vont suivre. Ce n’est pas parce qu’ils n’apprennent pas leurs « leçons de lecture » que les enfants de pauvres n’apprennent pas à lire. C’est parce que, candides, ils croient qu’ils liront en apprenant par cœur les « règles de lecture » et en les « appliquant ». Pendant qu’ils s’évertuent docilement à décortiquer les mots en syllabes au scalpel de linguiste, en passant par les « règles de correspondance », les élèves avertis passent, intuitivement ou parce qu’un adulte avisé les en a informés, par le sens.
Pourtant, ou justement pour cela, il faut et il suffit de ne pas apprendre à lire, pour échouer à l’école. Pour gagner des bons points (la monnaie de singe) et entrer dans le cercle restreint des compétiteurs, il faut savoir répondre judicieusement et opportunément aux attentes de la maitresse. Il faut savoir avant d’apprendre, tout en jouant habilement l’ignorance. Avant d’apprendre la méthode de lecture, il faut savoir lire. C’est dire que les explications savantes des gardiens du temple, experts en linguistique, attribuant l’échec en lecture au déficit lexical des pauvres, à leur insuffisance culturelle en légendes et contes oraux, voire des experts médicaux inscrivant dans leur nomenclature de nouvelles pathologies, comme les troubles du langage, n’ont pas pour but de les aider à réussir, mais de légitimer le statu quo et fournir de la clientèle aux officines du soutien scolaire.
Comme tout service public, l’école publique est au service de tous. Elle n’a pas pour mission de faire gagner ceux « qui le méritent » mais le devoir de fournir à tous une éducation complète et de qualité.
Imagine-t-on la poste distribuant le courrier à ses usagers selon un classement au mérite, la boite des derniers éternellement vide ?
La question triomphale : « est-ce une trahison de s’échapper par le haut de sa condition de naissance ? » est un tantinet collaborationniste, ponce-pilatoire. C’est la force subtile de l’idéologie dominante d’amener sans violence un agrégé issu de la classe ouvrière à penser l’école comme un politicien catholique de droite bon teint.
La question : « après avoir changé de classe, faut-il changer de camp, adopter l’idéologie dominante, croire la doctrine et les accusations simplistes des gardiens du temple concentrées sur des boucs-émissaires et embrasser la religion des notes ou mettre à profit le pouvoir dont je dispose à présent pour aider tous les enfants et la classe d’où je viens ? » serait plus ambitieuse et combattive.
Des humanistes illustres se la sont posée et y ont répondu.

... APPLAUDIR ET REPRODUIRE UN SYSTEME SCOLAIRE INEGALITAIRE, si !
Laurent CARLE, novembre 2008