L'école, on le sait, est un objet dangereux, qui ose prétendre diffuser le savoir à tous les enfants, ce qui amène nécessairement à leur conférer un pouvoir qu'il faudra alors partager avec ceux qui le détiennent actuellement.
Comme le disaient jadis des personnes extrêmement sérieuses comme Pierre Bourdieu, Bernard Charlot, Christian Baudelot, Roger Establet et beaucoup d'autres, l'école n'échoue pas : elle est conçue pour ne pas réussir vraiment, ou du moins pour réussir auprès de ceux qui doivent socialement réussir, en évitant avec soin tout ce qui pourrait modifier cette organisation.
Cette réussite-là, chacun peut la vérifier tous les jours : les collègues savent bien que nos bons élèves nous doivent très peu. Ils auraient réussi avec n'importe qui d'autre, et même, très probablement, sans école du tout.
Pour arriver à ce résultat, depuis que l'école existe, le système, consciemment ou non de la part de ceux qui le gèrent, a su trouver divers moyens fort efficaces.
* Premier moyen : enseigner autre chose que ce que les élèves doivent apprendre. Enseigner, par exemple, le déchiffrage oralisé à la place de la lecture, des pseudo-règles de grammaire à la place du fonctionnement de la langue, des définitions de mots à la place des conditions de leur emploi, des techniques toutes faites à la place d'une construction de stratégies efficaces et comprises, avec, à la clé, un système d'évaluation qui évalue autre chose que ce qu'on croit évaluer : on évalue la lecture à partir d'une lecture à haute voix qui n'est pas de la lecture, on évalue la maîtrise de la langue en faisant réciter des pseudo-règles qui n'ont rien à voir avec elle, ou des listes de définitions de mots, sans rapport avec leur rôle véritable dans la langue.
* Second moyen : éviter de donner aux enseignants les moyens de faire réussir tout le monde, en limitant la formation aux seuls contenus à enseigner, sans qu'ils puissent découvrir les moyens de les faire apprendre, sans qu'ils reçoivent une formation professionnelle digne de ce nom.

J'entends s'élever d'ici un tollé d'objections : le compagnonnage de collègues aguerris (voir plus haut), n'est-ce pas la meilleure des formations possibles ? N'est-ce pas en faisant sous le regard de ceux qui savent que l'on apprend le mieux ?
Et non, justement !
Contrairement à une coriace croyance, on n'apprend pas sur le tas, même s'il est indispensable d'y être pour apprendre. Encore un exemple de la confusion entre condition nécessaire et condition suffisante !
Ce que j'apprends en regardant faire quelqu'un qui sait (ou qui prétend savoir), c'est à faire comme lui.
Outre qu'il n'est pas évident du tout que sa manière de faire soit celle qui me convient (nous ne sommes semblables ni physiquement, ni mentalement, et donc nous agissons différemment les uns des autres), ce que je fais en reproduisant sa manière de faire ne peut être un savoir que si je sais pourquoi cette manière de faire réussit, c'est-à-dire si je suis capable de théoriser cette pratique.
Mais oui ! Théorie et pratique ne sont pas deux machins distincts dont l'un serait inutile : ce sont les deux faces d'une même médaille. Il n'est de véritable théorie qu'incarnée dans une pratique, et toute pratique est toujours sous-tendue par une théorie. Former à une pratique professionnelle, et quelle que soit la profession, c'est rendre capable, non seulement de savoir faire, mais aussi et surtout de savoir qu'il existe diverses manières de faire, comment les choisir et pourquoi ces manières de faire réussissent.
Tant que je n'ai pas compris le fonctionnement d'un outil, même si je sais m'en servir, je n'en ai pas du tout la maîtrise, car je suis alors prisonnière d'une suite d'actions, sorte de rituel, que toute modification des données perturbe. L'exemple de l'informatique est très parlant sur ce point.
Nous sommes nombreux à "savoir faire" sur le clavier et avec la souris, sans rien comprendre à ce qui se passe réellement dans la machine. En général, ça suffit, à condition que les projets ne soient pas trop ambitieux, et que l'on ne change ni de logiciel, ni de bécane... Mais dès que l'on passe à quelque chose de nouveau, chacun sait bien qu'alors plus rien ne marche et que sans l'aide de quelqu'un qui puisse "montrer" comment faire maintenant, on ne s'en sortira pas.
Et l'on peut même observer qu'à ce moment-là, l'apprentissage de la compréhension semble totalement impossible : trop long, trop compliqué, plus le temps, et pas du tout envie !
On a en effet des raisons de penser qu'une technique acquise sans compréhension des notions sous-jacentes, rend l'acquisition de ces notions fort difficile, et pratiquement impossible pour la plupart des gens. Or, si l'on n'a pas les notions, le savoir faire reste sans consistance.
En enseignant aux enfants des techniques toutes faites, bien avant qu'ils aient pu comprendre les notions qui les sous-tendent, on court le risque qu'ils ne les comprennent jamais et donc qu'ils n'aient qu'un savoir fragile, impossible à perfectionner, et donc impuissant à installer les compétences nécessaires à leur autonomie.
En laissant les enseignants croire qu'il suffit de regarder un collègue faire sa classe pour pouvoir en faire autant, on les conduit à pratiquer une pédagogie de l'imitation qui, outre qu'elle ne peut qu'échouer auprès de ceux qui auraient mille raisons de s'y prendre autrement, ne laissera à ceux qui "réussiront", qu'un savoir sans pouvoir.

Fabriquer des gens qui sauront faire sans savoir pourquoi, c'est fabriquer des ouvriers dociles et dépendants des initiés, et c'est, de toute évidence, l'objectif des nouveaux projets pour l'école.

Si c'est le type de société que nous voulons, applaudissons à ces projets.
Si ce n'est pas le cas, c'est le moment d'agir, en commençant par signer l'appel de monsieur Antoine Prost...

http://www.cahiers-pedagogiques.com/article.php3?id_article=3794

Ensuite, en travaillant en classe à développer l'intelligence des enfants, en les mettant en situation de comprendre ce qu'ils font, de savoir à quoi ça sert et comment ça marche, en n'oubliant jamais, même à la maternelle, ce qu'on appelle la "métacognition" — la "clarté cognitive" de Jacques Fijalkow — , c'est-à-dire (pour faire simple : c'est la mode !) la conscience de ce qu'on a appris et de ce qu'on sait.
Bref, en ne mettant pas la charrue avant les bœufs (j'ai l'impression que, souvent, les nouveaux programmes ne mettent pas de bœufs du tout !!)...
Et donc en enseignant aux futurs professeurs, d'école et d'ailleurs, comment construire de telles formes de travail.
NON ! La catastrophe qui menace, nous n'avons pas le droit de la laisser arriver : il faut tout faire pour l'empêcher !