Il est bon, en effet, de rappeler que la langue, ce formidable outil de liberté sociale, utilise :
1- un système linguistique
2- mis en jeu par des facteurs psychologiques
3- dans un contexte social.
Et que ces trois caractéristiques correspondent aux trois grands domaines de la grammaire, à travailler également :
1- les problèmes de normes et de variations du langage oral et écrit, qui sont éclairés par les travaux de la sociologie et de la sociolinguistique ;
2- les problèmes d'énonciation et de modalisation, domaines largement nourris des travaux de la psychologie et la psycholinguistique ;
3- les problèmes de "grammaire proprement dite", qui sont aujourd'hui un peu plus clairs grâce aux travaux des linguistes... à condition de ne pas se croire obligé d'appliquer tels quels ces travaux, et "d'accabler les élèves de syntagmes, de paradigmes, d'embrayeurs, et d'énonciation". Mais si l'on sait utiliser, non les mots, mais les notions qui permettent de comprendre comment ça marche, et qui rendent plus claires les données de fonctionnement à maîtriser par les enfants, alors la grammaire devient "raisonnable" !

Un exemple particulièrement parlant : celui des "embrayeurs". Comment aider les enfants à comprendre cette notion essentielle ? Voici comment nous avons fait dans nos classes de CM.
Le premier travail consiste à faire découvrir les deux manière de signifier qu'ont les mots, celle que les linguistes appellent "déïctique", et celle qu'ils appellent "contextuelle" ou encore "intralinguistique". Précisons que les mots ici n'ont aucune importance : ce sont les notions qu'il s'agit de construire. Or, contrairement à ce qu'on pourrait penser, ces notions sont assez faciles à faire découvrir et à faire intégrer.

Ce jour-là, le point de départ a été ce qu'un des enfants avait dit, à propos d'un événement de la classe : "je trouve qu'il vaut mieux rester ici".
Cette décision devait être rapportée aux correspondants, à qui on racontait régulièrement les événements de la vie à l'école. Et les enfants ont découvert à ce moment-là, que la formule "on a décidé de rester ici" ne passait pas à l'écrit.
— Question de l'enseignant : pourquoi ?
Les enfants ont trouvé facilement la réponse, formulée avec les mots qui étaient les leurs : "le mot ici, y'a que nous qui pouvons comprendre" "faut être avec nous pour savoir ce que ça veut dire"
"tandis que si on dit : dans la classe de notre école, tout le monde comprend !"
— Oui, dit l'enseignant, mais si je dis : "à quelle classe de mots appartient le mot école ?", est-ce qu'on comprend le mot classe de la même manière ?
— Non ! C'est un autre sens du mot classe. Faut toujours regarder les autres mots autour pour savoir ce que ça veut dire !
Quand les enfants vous ont dit cela, il n'y a plus qu'à mettre en forme ce qu'on vient de découvrir : il existe des mots qui ne peuvent signifier quelque chose que par rapport à une situation donnée, exactement comme la voiture, qui ne peut avancer que si les roues, par l'intermédiaire de la boîte de vitesse, sont reliées au moteur. C'est pour cela que R. Jakobson a proposé d'appeler ces mots des "embrayeurs" : ils ne prennent du sens que s'ils sont rattachés à la situation qu'on est en train de vivre.

On s'est mis alors à chercher, toujours en petits groupes, d'autres mots qui fonctionneraient de la même manière, et les enfants en ont trouvé pas mal, des adverbes, comme "hier", "maintenant", composés parfois de plusieurs mots comme : 'la semaine dernière" ou "dans deux jours"...
La notion d'embrayeurs de conjugaison n'arrive généralement pas spontanément, c'est pour cela qu'il est préférable de construire la notion à partir des adverbes.
C'est l'enseignant qui a relancé :
— Je pense à d'autres mots pas très faciles : aidez-moi. Quand je dis : "je veux que vous fassiez cet exercice", JE et VOUS, qu'est-ce que ça veut dire ?
— Ben, JE, c'est vous..
— Ah bon ? Et "VOUS", alors ?
— Ben c'est nous !
— C'est drôle : VOUS, tantôt, ça veut dire les élèves, et tantôt, ça veut dire la maîtresse...
— Ah oui ! C'est comme pour le mot "ici" ! Les mots JE, TU, etc. il faut qu'on sache qui c'est pour comprendre...
— Eh oui, ils ont besoin d'être rattachés à la situation qu'on est en train de vivre. Comme le moteur de la voiture a besoin d'être rattaché aux roues pour avancer ! C'est pour ça qu'on les appelle des "embrayeurs de conjugaison".
— Enseignant : A votre avis, est-ce que "il" ou "elle" sont aussi des "embrayeurs de conjugaison" ?
— Ben non ! Il, on comprend toujours, parce qu'il y a avant un nom que "il" remplace...
— Vous avez raison : il joue souvent le rôle de pronom. tandis que je ne joue jamais ce rôle. C'est pour cela qu'il vaut mieux ne pas leur donner le même nom...
— parce qu'on mélangerait tout !
Quand je vous dis que les enfants sont toujours géniaux !!
A suivre...