Jargon et grammaire, ou quand celui qui jargonne n'est pas vraiment celui qu'on pense...
Par Eveline, vendredi 15 février 2008 à 09:48 :: Education, Ecole et Pédagogie :: #61 :: rss
Notre Président de la République vient de déclarer qu'il faut revenir à la grammaire la plus traditionnelle, et se débarrasser du jargon des grammairiens subversifs qui encombrent l'esprit fragile de nos petits. Un Président qui a des idées sur la nomenclature grammaticale, avouez que c'est inattendu. Non, mais, de quoi je me mêle ? Je vous le demande ! Vous verrez qu'il va bientôt imposer la "bonne" recette du cassoulet (et se débarrasser des autres, qui alourdissent les estomacs et contribuent à aggraver le trou de la Sécurité Sociale), ou expliquer au corps médical comment il convient de soigner les humeurs malignes à coups de clystères... Mais penchons-nous un peu sur ce jargon...
Il est en effet plus qu'urgent de mettre les points sur les "i", et les nez de chacun dans le seau pour que l'odeur de ce qui s'y trouve leur apparaisse enfin dans sa réalité.
Et d'abord, la jargon, c'est quoi ?
A l'origine (très ancienne : 12ème siècle environ), ce mot désignait toute langue inintelligible, (y compris le gazouillis des oiseaux !)...
Puis, normalement, il a désigné la langue des malfaiteurs, comme l'argot, qui était destiné à empêcher les forces de l'ordre de comprendre leurs conversations...Au 19ème siècle, il a servi à désigner une des formes d'argot de métier, le célèbre "largonji", ancêtre du verlan (comme quoi les choses nouvelles ne le sont pas toujours !), et technique langagière fort complexe, qui consistait à inverser les syllabes des mots pour y ajouter un suffixe en "-ji", tandis que la première consonne du mot était remplacée par un "l": jargon —> largonji...
Langue des malfaiteurs ou des métiers, reste que le jargon, c'est ce qu'on ne comprend pas. Ce qu'on dit est toujours jargon pour quelqu'un d'autre
Mais il y a plusieurs façons de ne pas comprendre :
* Je peux ne pas comprendre ce qu'on me dit parce que je ne connais pas les mots qui sont utilisés.
* Mais je peux également ne pas comprendre si on emploie des mots que je connais, mais en leur donnant un autre sens.
C'est, du reste, pour éviter ce type de non-compréhension, que les écrits scientifiques, qui veulent être compris, sont contraints d'inventer de nouveaux mots pour empêcher toute ambiguïté. Paradoxalement, un mot dit "simple", à cause des sens différents qui sont les siens, peut donc être beaucoup plus difficile à comprendre, qu'un mot apparemment compliqué parce que étranger à mes habitudes, mais dont je peux trouver la définition en cherchant un peu et dont je suis sûre qu'il aura toujours le même sens, partout où je le trouverai.
Examinons, sous cet angle, la nomenclature traditionnelle de la grammaire.
Elle commence par une liste des "natures " de mots, et l'on peut dire d'emblée qu'elle commence mal.
Il n'y a évidemment pas de "natures" de mots. N'importe quel mot peut avoir n'importe quelle prétendue nature :
* joue : un nom ? un verbe ?
* louche : un verbe ? un nom ? un adjectif ?
* Et quand je dis : "votez utile !" (ce qui paraît bien nécessaire aujourd'hui !): utile, c'est un adjectif ou un adverbe ?
* Et quand je dis : "Avec des si et des mais, on mettrait Paris en bouteille", que peut-on dire de "si " et de "mais" ? Que ce sont des conjonctions, la première de subordination, la seconde de coordination ? Pas du tout : ce sont des noms évidemment, ou plutôt je dois dire que ces mots jouent ici le rôle de nom
Le terme de "nature" est donc parfaitement impropre. Celui de "classes de mots", ou de "rôles grammaticaux" est infiniment plus clair aux yeux des enfants.
Un coup de zoom sur une "nature" intéressante, celle des pronoms. Parmi eux des pronoms personnels, comme Je, Tu, Il, Nous, Vous, Ils.
La définition du pronom, bien connue, est que le pronom remplace un nom. C'est bien clair pour "il" : Le Président a fait une déclaration ; il a dit que... Le mot "il" remplace bien "le Président", c'est un pronom.
Mais que dire de "Je" dans la phrase suivante : Je trouve ces propos bien dangereux ? Que remplace "Je" ici ? Eveline Charmeux ? Bien sûr que non : si je mets "Eveline Charmeux" à la place de JE, je change la personne du verbe : JE ne remplace donc pas le nom ; il désigne — et encore doit-on préciser que ce n'est pas la personne qu'il désigne, mais simplement sa place dans la situation de communication : Je, c'est celui qui parle, quelle que soit cette personne.
Pense-t-on que les enfants vont comprendre de telles confusions ?
Pour les "fonctions", les choses sont encore plus lumineuses.
Sachant qu'une fonction désigne une relation entre deux mots ou groupes de mots, comment admettre qu'on puisse, comme le font toutes les grammaires dites traditionnelles, parler de "fonction sujet" (tout court), ou de "fonction complément" ? Sujet de quoi ? Complément de quoi ? Quel manque de rigueur dans la présentation des choses !
Et quand on songe que la définition du sujet dans ces mêmes grammaires, censées être plus efficaces vers la maîtrise de la langue, est : " le sujet désigne l'être ou la chose qui accomplit l'action évoquée par le verbe", allez expliquer aux élèves comment une relation peut accomplir une action !
Ce charabia n'est-il pas véritablement du jargon ?
Mais je pense que c'est dans le domaine des "compléments" que la grammaire traditionnelle bat le plus de records de jargonnage. La prestigieuse grammaire Hamon a recensé pas moins de 10 types de compléments dits circonstanciels (mot limpide évidemment, pour les élèves !), dont ceux de temps, de lieux, de cause, de manière, de moyen, d'accompagnement, de comparaison, de mesure et de prix... sans oublier les compléments d'attribution, les compléments d'objets, voire d'objets seconds, auxquels il convient d'ajouter les compléments d'agent...
Il serait trop facile d'ironiser ici sur ce que les enfants peuvent comprendre dans tout ce fatras. Je voudrais citer seulement ce mot d'Emile Genouvrier, qui aimait ouvrir ses sessions de formation en grammaire par cette question :
"Ma grand-mère est partie sur un pédalo. Quelle est la fonction de "pédalo" ?
Il laissait le groupe patauger quelques temps entre les compléments de lieu et de moyen, avant d'affirmer avec un sourire : "Pas du tout. C'est un complément de risques : ma grand-mère ne sait pas nager".
Il est vrai que lorsqu'un auteur de manuels ose parler de "complément de prix", pour la phrase : Ce drap vaut six francs le mètre , on ne voit pas pourquoi il n'y aurait pas de compléments de risques !!
Le pire, c'est qu'alors, on ne voit plus bien où est la différence entre la grammaire et la lecture.
La grammaire traditionnelle n'est pas du tout de la grammaire : c'est une glose de la lecture, et une glose sans aucun intérêt, comme la plupart des gloses, du reste !
Ce que nous proposons ? Définir simplement les compléments à partir:
* du mot qu'ils complètent et du niveau de la phrase où ils se situent (celui de la phrase ou de l'un de ses constituants)
* de la manière dont ils sont accrochés aux mots qu'ils complètent (= avec ou sans préposition, ce qui pour les élèves est autrement "parlant" que les adjectifs "directs" ou "indirects")
... ce qui donne la liste suivante des fonctions possibles du groupe nominal :
* Sujet du verbe : le boulanger travaille
* Complément du verbe, avec ou sans préposition : le boulanger travaille le pain ; le boulanger travaille sans relâche.
* Complément de la phrase, avec ou sans préposition : le boulanger travaille la nuit ; le boulanger travaille depuis trois heures/
* Complément du nom, toujours avec ou — plus rarement — sans préposition : la femme du boulanger s'ennuie ; Elle est partie visiter la tour Eiffel
* complément de l'adjectif : le boulanger est triste du départ de sa femme
* complément de l'adverbe : Indépendamment de ces considérations, on peut dire que le boulanger......
On peut alors légitimement poser la question : il est où, le jargon ?
On pourrait continuer avec la conjugaison et le fatras invraisemblable des termes qui sont utilisés pour la décrire. Quatre exemples, parmi bien d'autres :
* Parler de l'infinitif ou du participe comme d'un mode, c'est vider le mot de tout sens.
* Parler de la voix active ou de la voix passive, c'est singer la langue grecque sur un fonctionnement qui n'a rien de commun avec elle.
* Pire, encore, parler de forme, voire de "voix" pronominale, en français, c'est atteindre les sommets de la confusion et du non sens...
* Oser dire que "Nous" serait le pluriel de "Je", c'est violer la philosophie, la logique, la psychologie et... le bon sens : JE peut-il avoir un pluriel ? Et NOUS peut-il être la réunion de plusieurs JE ? Bien sûr que non. NOUS traduit un ensemble incluant JE : NOUS = JE +TOI + EUX. comme VOUS traduit un ensemble excluant JE
Comme confusion de notions, c'est assez grave, non ? Et la liste est loin d'être close.
Confusions de termes, erreurs grossières d'analyses, notions floues, vocabulaire flottant, classements sans rigueur, c'est ce que la tradition a fait de la grammaire. Et pourtant, elle est en réalité le savoir le plus libérateur de tous, car c'est elle qui peut permettre de comprendre le fonctionnement de l'outil n°1 de communication et d'insertion sociale qu'est le langage. Un ouvrier qui maîtrise la théorie des outils dont il se sert, est un ouvrier libre.
Mais voilà , des ouvriers qui savent manier le langage, non pas celui, formaté, des règles imposées — fausses pour la plupart —, mais celui de la vie et de la liberté, est-ce une bonne chose pour une société libérale... ?
Faisons donc une grammaire qui ne sert à rien, et accusons de jargonnisme, ceux dont l'ambition est qu'elle serve à quelque chose... Ça plaît aux esprits simples et ça les rassure. Pour l'Elite, c'est tellement reposant...
Commentaires
1. Le vendredi 15 février 2008 à 18:44, par fleli
2. Le vendredi 7 mars 2008 à 10:17, par julie
3. Le mardi 25 mars 2008 à 11:52, par chelghoum
4. Le mardi 25 mars 2008 à 16:18, par Eveline
5. Le vendredi 23 janvier 2009 à 02:16, par hotel
6. Le mardi 10 février 2009 à 02:40, par forcerouge
7. Le mercredi 11 février 2009 à 02:49, par sarah1454
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