Soyons sérieux.
Pensez-vous raisonnablement que si j'enseigne les pas du tango, mes élèves apprendront à valser ? Que si je fais une leçon sur le saut en hauteur, je vais les aider à mieux courir le 100m, et que si j'explique comment cuire les haricots du cassoulet, mes élèves pourront réussir un pot au feu ?
Quand aura-t-on compris en Hauts Lieux, et dans les médias qui leur sont soumis, que, bien avant le problème de la méthode, c'est celui des contenus d'enseignement qu'il faut poser ?
Si j'enseigne autre chose que la lecture, il y a peu de chances que mes élèves apprennent celle-ci ! C'est pour cela que des expérimentations ici sont vraiment superflues : voulez-vous que j'expérimente ce que donnerait, pour la confection du pot au feu, l'enseignement du cassoulet ?
Il est du reste assez curieux de constater qu'à un moment où les "savoirs" sont mis au centre du système éducatif, personne ne se préoccupe de savoir ce que sont exactement ces savoirs !!
Cela est évident, direz-vous ? Oubliez-vous que rien, jamais, nulle part, n'est évident ; que l'évidence est une aliénation, et que l'un des objectifs majeurs de l'éducation est de débarrasser chacun de ses évidences ?
Si je n'ai pas défini exactement le résultat que j'attends, et ce, en termes de comportements observables, il m'est impossible d'évaluer la pratique que j'ai utilisée.
"Quand on ne sait pas où l'on va, disait Mager, on arrive ailleurs"

C'est pourquoi, la question des fameuses "preuves" de l'efficacité d'une méthode reste hautement problématique.
On sait bien qu'un bon enseignant (ils le sont à peu près tous, bons !) obtient toujours à court terme de bons résultats : ils savent très bien s'y prendre, et quand ils sont aimés des élèves, ce qui est très souvent le cas, ça marche. La vraie question ce n'est pas que ça marche (surtout quand on ne sait pas bien ce que veut dire ce mot !), c'est ce que les élèves peuvent faire de ces résultats plus tard...

On oublie souvent que notre tâche d'enseignant n'est pas tant de transmettre des savoirs que de transmettre les stratégies qui permettent d'acquérir ces savoirs. Nous sommes des enseignants de stratégies qui réussissent. Ce que j'ai à enseigner, c'est ce qui fait réussir ceux qui réussissent.
1- Que signifie donc "réussir" en lecture ?
C'est être capable de se servir de ce que l'on vient de lire pour faire ce qu'on a à faire.
Et pour cela, par exemple, j'observe que les bons lecteurs, ceux qui trouvent dans leurs lectures les solutions pour leurs projets, ne commencent jamais par une lecture linéaire (d'abord en haut à gauche, pour finir en bas à droite), mais commencent toujours par explorer la totalité du message, cherchant des indices sur qui peut être l'auteur, et à quoi le texte peut servir.
C'est donc cela que je dois enseigner aux élèves, et non à suivre les lettres des mots les unes après les autres pour les assembler. On notera au passage que ce ne sera possible que si on apprend sur de vrais textes, et non sur des petites phrases sans liens entre elles, comme celles des méthodes de lecture... L'avantage de les habituer à faire ainsi, c'est que cette pratique permet d'éliminer toutes sortes d'hypothèses, génératrices d'erreurs, notamment sur le sens des mots que je reconnais : mon exploration préalable m'ayant permis de reconnaître, dans le texte que j'ai sous les yeux, un problème de mathématiques, je peux en déduire que le mot "volume" que j'y trouve ne renvoie ni au son de la télé, ni aux ouvrages de la bibliothèque, ce que me confirme au passage, le fait que ce mot est au singulier...
2- "Oui, direz-vous, mais comment avez-vous fait pour reconnaître le mot "volume" ?
Bien sûr que les lettres qui constituent ce mot ont joué un rôle dans cette reconnaissance... mais absolument pas le fait de l'avoir déchiffré... On retrouve ici l'absence de rigueur de pensée qui caractérise les tenants de la marche arrière.
Déchiffrer, c'est-à-dire identifier les lettres une à une et les assembler est en réalité impossible : parfaitement contradictoire avec ce qu'on sait du fonctionnement de l'œil.
Il ne peut y avoir de perception visuelle que si l'œil n'est pas en mouvement. Les travaux des spécialistes de la question ont mis en évidence que la perception visuelle s'effectue au cours de fixations oculaires, qui enregistrent en étoile autour du point de fixation toutes sortes de détails, que le cerveau interprète ensuite.
Ce qui permet de reconnaître un mot, ce n'est point l'assemblage des lettres, ce sont certaines d'entre elles, celles qui correspondent à ce que l'on sait déjà.
Ceci est attesté depuis fort longtemps par les travaux sur la perception : on ne perçoit pas ce qui est ; on perçoit ce à quoi on s'attend.

De tout ceci, il ressort que si l'enseignement de la lecture enseigne à reconnaître des mots par le déchiffrage, il fabrique des déchiffreurs et non des lecteurs.

3- Vous m'objecterez qu'apprendre les opérations par lesquelles on comprend, peut intervenir plus tard, lorsque la reconnaissance des mots est devenue automatique : c'est ce qu'affirment les textes officiels...
Ceux qui les ont rédigés devraient faire un peu de transdisciplinarité, et s'informer de ce qui se passe chez les voisins des autres disciplines. C'est ainsi que nos collègues d'EPS, qui ont beaucoup à nous apprendre sur ce que c'est qu'apprendre, ont démontré — et depuis fort longtemps — qu'on n'apprend pas les choses les unes après les autres, mais les choses en relation les unes avec les autres. L'esprit humain est ainsi fait que si la situation de départ ne contient pas la totalité des données de la situation véritable, les données absentes au début ne seront jamais maîtrisées (sauf pour ceux qui vivent, en dehors de l'école, ces situations véritables)... C'est exactement ce qui se passe pour les petits Parisiens comme moi qui ont appris à nager sur un tabouret, et qui n'ont jamais pu apprivoiser l'eau, qui était absente au début de leur apprentissage !!
Ajpoutons que, compte tenu de ce qui a été dit sur le fonctionnement de la perception, parler "d'identification automatique des mots" est hautement discutable. Rien ne se fait automatiquement en lecture : à tout moment et pour tous les types de textes (sauf pour les imbécillités des manuels de lecture) lire demande de l'intelligence et du raisonnement.
Il est donc vraiment insensé de défendre, et pire encore, d'imposer, des méthodes syllabiques d'enseignement de la lecture... Seules des considérations bassement financières, et des pressions venues de lobbies puissants peuvent expliquer une telle aberration...
L'expliquer, peut-être, la justifier, jamais et s'y soumettre, encore moins.

PS. à l'intention de Charbonnel : je lui répondrai lorsque j'aurai de lui une adresse-mèl. En attendant, qu'il relise cette page :
http://www.charmeux.fr/pedagocrates.html