Enseigner le français avec Eveline Charmeux

L'oral, c'est l'Arlésienne de l'école

Travailler l’oral en classe (1), chacun est convaincu qu’il faut le faire ... Et pourtant, cela ne se fait guère . À cela deux raisons majeures :

Pourtant, on est bien forcé d’admettre que l’oral est fort présent à l’école, et que s’il n’est guère évalué, il sert constamment à évaluer autre chose : depuis les interrogations orales en toutes disciplines, jusqu’à l’oral des concours et examens, les occasions de mettre en jeu des compétences d’oral sont nombreuses entre l’École Maternelle et l’Université.

Or, non seulement l’oral n’est pas enseigné, mais en plus, il fait partie des activités répréhensibles à l’école : être bavard est toujours considéré comme un défaut majeur ; le bon élève est celui qui sait se taire, pour écouter la parole du Maître. Communiquer avec ses voisins était naguère un délit, que sanctionnaient sans pitié mauvaises notes et punitions. Ajoutons que, même chez des chercheurs, dont l’excellence ne saurait être mise en doute, l’idée d’enseigner l’oral n’est point admise sans réserves : dans un ouvrage capital, publié en Suisse(2), le dernier chapitre, en forme de postface, énumère un certain nombre de risques que ferait courir, selon eux, un enseignement systématique de l’oral.

* Risque de sélection et de disqualification : Comment éviter que l’oral participe davantage à la fabrication des hiérarchies d’excellence scolaire  (... dans la mesure où l’oral peut) accroître le poids de l’héritage culturel dans les inégalités  ?  
* Risque de renforcer certains élèves dans une image négative d’eux-mêmes : Certaines incompétences entament, plus que d’autres, l’intégrité de la personne, l’image de soi (...) Il est beaucoup  plus difficile de s’accepter comme incapable de s’exprimer, d’écouter ou dialoguer , que comme incapable de distinguer un angle aigu d’un angle obtus ou de maîtriser le génitif.
* Risque de conflits et de violence : Développer la communication orale en classe , c’est  rendre visibles  des différences qui passent inaperçues dans une pédagogie traditionnelle  (...) à l’école on ne peut jamais tout dire impunément.

Pourtant, si l’on se tourne vers la vie sociale, professionnelle ou non, l’importance de l’oral apparaît incontestable.

Nous vivons dans un monde qui, de plus en plus, a besoin de travail d’équipe et de réunions. Or, prendre la parole et savoir donner son avis ou argumenter pour faire prendre une décision, n’est pas donné à tout le monde. Il ne faut pas oublier que si, dans une démocratie, chacun a droit à la parole, ce droit n’est effectif que pour ceux qui savent la prendre et la tenir. Or, il n’y a aucune raison de laisser le pouvoir aux “grandes gueules” ! Et ceux qui se taisent ne sont pas toujours des gens qui n’ont rien à dire ; c’est même souvent le contraire. Mais on continue de penser — et l’article cité plus haut le confirme bien — que savoir prendre la parole est un don, à l’absence duquel il faudrait se résigner... Attitude frileuse, et résignation redoutable, dont les conséquences politiques sont évidentes. Comme cela a été maintes fois souligné, ce ne sont point les apparences, vêtements ou autres aspects superficiels du train de vie, qui permettent de savoir à qui on a affaire, c’est la manière de parler ; des ouvriers comme des cadres supérieurs peuvent porter des Jean’s, avoir une voiture, être propriétaire de leur logement, etc... mais leur parole les caractérise immédiatement ; la syntaxe et le vocabulaire ne trompent pas. Et cette différence est une des plus grandes gifles envoyée aux enseignants : le train de vie de chacun, l’École n’en est pas responsable et elle n’y peut pas grand chose, mais la parole ... c’est tout de même de son ressort ! Si elle avait l’efficacité que mérite le travail des enseignants, cette différence-là n’existerait pas ; le pouvoir conféré à la prise de parole serait à la disposition de tous.

Où l’on voit, une fois de plus, à quel point l’enseignement ne saurait être innocent politiquement ... Il est donc urgent de construire — à la place des absurdes “moments de langage” — une véritable didactique de l’oral, rigoureusement conçue comme discipline à part entière, partie intégrante de la maîtrise de la langue, aussi importante que l’écrit et les maths, et avec des critères d’évaluation aussi rigoureux. Une didactique où sont définies à la fois les situations fonctionnelles à installer en classe et les activités de structuration des compétences mises en jeu dans ces situations.

Et l’on découvre alors qu’on ne peut définir cette didactique, sans définir en même temps une pédagogie. N’en déplaise à certains, la pédagogie n’est pas l’alibi des ignorants ou une manie obsolète de baba-cools soixante-huitards. Si l’on admet qu’enseigner, c’est réunir les conditions pour que les enfants apprennent., on est obligé d’admettre que ces conditions ne dépendent pas seulement des contenus à enseigner, elles dépendent de la relation qui s’établit entre ces contenus, les apprenants et les enseignants ; et c’est particulièrement vrai en matière d’oral, car la communication directe ne peut fonctionner que dans les deux sens. Or, J.Salomé(3) constate : “La relation scolaire actuelle ne propose pas de temps, d’espaces, de lieux, suffisants pour le retour de l’influence de l’autre, celle de l’enfant vers les adultes qui l’entourent . Des conduites de fuite, de soumission et d’opposition ouvertes ou larvées seront le prix à payer de ce déséquilibre .” 

Ces propos, vieux de quinze ans (4), dont la pertinence est hélas vérifiée chaque jour, rappellent à quel point les choses doivent changer, et vite : il faut réagir et  rééquilibrer le système. Alléger les programmes ne servira à rien, — si ce n’est à accentuer encore les injustices scolaires entraînées par les injustices sociales — C’est la manière de vivre les apprentissages qui doit être modifiée. La solution passe donc d’abord par un profond remaniement des contenus de la formation des enseignants  qui doivent, à tous les niveaux de la scolarité, acquérir ces savoirs relationnels et pédagogiques qu’une philosophie hautaine et assez peu démocratique se plaît à mépriser. La solution passe aussi par une autre conception des savoirs, et par dessus tout, par une autre présence de la parole en classe. L’enfant, l’infans, — celui qui ne parle pas, “celui qui se tait, celui qui est tu, escadron de la muette . Mômes confrontés . Mômes dépossédés . M’hommes .” (5), il faut rendre à cet infans, à ce m’homme, le droit de dire et de se dire ; faire taire l’affreux “taisez-vous” ; redonner vie à la parole créatrice, “aux mots brûleurs de ciel et traceurs de route” (6), et installer enfin pour tous la “connivence gourmande avec les mots”  si chère à R.Queneau ... Il n’y a qu’à s’y mettre, et tous ensemble, non ? 
Éveline Charmeux 1996 .

1- Cet article reprend d’importants passages de l’ouvrage : Ap-prendre la parole, du même auteur, publié aux Éditions SEDRAP, à Toulouse ; parution en novembre 1996 .

2- M.Wirthner, D.Martin, Ph. Perrenoud, (1991) Parole étouffée, parole libérée, Ed. Delachaux et Niestlé Lausanne .

3- J.Salomé (1991) : T’es toi quand tu parles, Ed. A.Michel Paris

4- On découvre à quel point les choses ont peu changé n’en déplaise à certains !

5- La formule est de H.Tramoy (1996), in revue Vendredi Noir n° 18 .

6- Ces mots sont de Anna Greyi, poète algérienne ; ils sont cités dans “Réconcilier poésie et pédagogie” Revue CAHIERS DE POÈMES, n°10 Printemps 1973 .