Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Deux témoignages : un cri de révolte et une grande inquiétude

La poésie, le théâtre et tous les autres arts : un luxe plus que nécessaire à l'éducation des enfants, et donc au métier d'enseignant… Et pourtant... Entre 1971 et aujourd'hui, est-on sûr que le progrès soit si net ??

1) Le cri lancé en 1971 par Josette Jolibert : Réconcilier Poésie et Pédagogie !

Nous sommes tous des sous-développés en poésie, comme lecteurs et comme créateurs .


Pour combien d'entre nous la poésie est-elle autre chose qu'un " supplément d'âme " occasionnel ?
Et quelle poésie…
* plus récente que celle de Baudelaire
* et autre que celle qui " veut dire " quelque chose immédiatement ?
Pour combien d'entre nous René Char ou tel autre poète de notre temps sont-ils confrontation quotidienne ?

Et combien d'entre nous écrivent ? Créent ?

Prenons-en acte sans nous culpabiliser. C'est une situation historiquement datée.
Il est facile de situer les responsabilités en posant ces questions :
quelle formation ?
quelle disponibilité ?
quel environnement culturel ?
quand a-t-on sollicité notre créativité ?

2) Celui d'un IUFM, dans les années 90, où s'était imposé à tous un triste constat,

Cette année-là, une tournée de spectacles professionnels et gratuits, que l'IUFM avait offert aux étudiants, avait si peu concerné ceux-ci que leur nombre n'avait jamais atteint la dizaine à chacun des spectacles....
Voir que, pour de futurs enseignants, théâtre ou musique sont des activités secondaires auxquelles on ne se livre qu'après les choses importantes, et seulement s'il reste du temps et de l'énergie, avait paru, à l'époque, tout à fait inquiétant.
Mais aujourd'hui, les choses sont encore pires. Le précédent Ministre de l'Education Nationale lui-même manifestait naguère son mépris pour l'art, et tous les savoirs qu'il permet de construire, en ne jugeant pas nécessaire de les intégrer dans le fameux socle. Que dit celui d'aujourd'hui ?
C'est tout l'avenir de nos enfants qui est ainsi mis en péril.
Il faut le dire et le redire : la révolte de Josette Jolibert n'a, hélas, rien perdu de son actualité.
Pourtant, il est impossible de penser une éducation solide et, donc, le métier d'enseignant, sans une solide formation artistique, l'enseignant en question eût-il à enseigner les mathématiques ou la biologie. Les arts sont indispensables à toutes les disciplines : ce sont eux qui leur confèrent à la fois leur équilibre et leur sens

.
Et cela, pour beaucoup de raisons :

* Contrairement à ce qu'on pense en général, la maîtrise des contenus disciplinaires est loin d'être suffisante pour permettre d'enseigner, de façon efficace, ces mêmes contenus : des savoirs rigoureux et " convergents " ne peuvent être enseignés et appris que s'ils sont à la fois analysés et mis en relation avec des savoirs d'ordre divergent. On sait aujourd'hui que les deux hémisphères du cerveau, celui qui dirige la pensée convergente et celui de la pensée divergente, doivent être également sollicités dans un travail éducatif intelligent. On sait aussi que la simple juxtaposition, sous l'action de professeurs différents et spécialisés, d'activités spécifiques est notoirement insuffisante. Il est nécessaire, au contraire, qu'elles soient vécues en relations mutuelles, car elles sont mises en jeu toutes deux dans tous les domaines du savoir : la création artistique implique autant de travail " convergent ", que d'inspiration " divergente "; et l'on sait bien que la science, domaine de la rigueur et de la raison, a toujours progressé par des audaces, relevant de la pensée divergente.

* D'autre part, l'art, notamment le théâtre et la poésie, contrairement à la plupart des savoirs scolaires dont la fonction est de favoriser la décentration et l'éloignement de soi, est, avec certains secteurs de la philosophie, le seul domaine du savoir qui ramène nécessairement à soi, et contraint à mettre en relation ce que l'on apprend et ce que l'on est. En ce sens, l'art est le garant d'une culture ouverte ; sans lui, le savoir scientifique risque de devenir facteur de fermeture de l'esprit. Ce n'est pas un hasard, si les grands scientifiques ont toujours été en même temps, des artistes. D'aucuns vont même jusqu'à dire que cette union est un indicateur essentiel de la supériorité...

* Ensuite l'art, qui concerne tout le monde, se trouve ainsi comme le point de rencontre des enseignants de toutes disciplines et de tous niveaux ; il est donc, par nature, l'emblème de l'Ecole, parce qu'il est un langage commun à tous...
A une condition, c'est que ce langage soit effectivement parlé par tous, c'est-à-dire que le métier d'enseignant ait été appris en relation avec des pratiques sociales de théâtre, de musique, de danse etc..., conçues comme des contenus essentiels de formation.

* enfin, on n'insistera jamais assez sur l'importance de pouvoir s'exprimer, de pouvoir faire sortir ce qui est enfoui au fond de soi, qui souvent handicape nos projets et nos actes. Ce pouvoir d'expression, indispensable à l'équilibre psychologique de chacun, n'est possible que par une longue imprégnation artistique, de production et de " consommation ", de lectures et d'écritures, à la fois diversifiées et approfondies, dans les domaines les plus différents, et sans que l'on puisse établir de liens directs avec ce que l'on nomme si mal " le goût personnel ".

Le goût personnel n'a rien d'inné : il dépend de l'éducation reçue. En matière d'art, comme de culture, on ne va pas voir ce qu'on aime ; on aime ou on n'aime pas ce qu'on a vu.

L'essentiel, c'est d'avoir vu ; et si l'on n'a pas aimé, on sait bien que l'on n'a pas pour autant perdu son temps : on a conquis au contraire un droit infiniment agréable, celui de pouvoir en dire du mal, en connaissance de cause...! Qu'on souhaite dire du bien ou non d'un spectacle, comme d'un ouvrage, la seule condition pour avoir le droit de le faire, c'est d'avoir assisté au dit-spectacle ou d'avoir lu le dit-ouvrage : cela s'appelle, si je ne m'abuse, l'honnêteté scientifique, et même l'honnêteté tout court.
Mais surtout, avoir assisté à un spectacle, c'est s'être enrichi de regards nouveaux, de conceptions inattendues, d'images différentes, de solutions dérangeantes et donc profitables. C'est peut-être par l'art, qu'on apprend le plus. Aujourd'hui, on ne peut plus voir la montagne Sainte Victoire sans le regard de Cézanne, et les montres résonnent désormais à nos oreilles (même si la technique actuelle les a rendues muettes) de la " musique hypertrophique des remontoirs " que Jules Laforgue nous a appris à entendre. La lune s'est parée pour nous - et pour toujours - des mots de Musset, de Laforgue et de beaucoup d'autres, sans oublier David Goodis et Beineix, qui préfèrent la situer dans le caniveau...

Au fond, les activités artistiques sont sans doute la clé de voûte de toute éducation digne de ce nom, et quel que soit l'âge des " apprenants ". Mais elle n'a de sens que si elle permet à la fois des pratiques personnelles de création et des moments de dégustation de spectacles professionnels, lieux d'imprégnation culturelle, d'ouverture d'esprit et donc de tolérance.
Si le constat amer qui ouvre cet article pouvait déboucher au moins sur un débat de fond concernant la nécessité, pour tout enseignant, et quelle que soit sa discipline, d'une profonde culture artistique, et pour tout élève, d'une familiarisation précoce et approfondie avec toutes les formes d'art… Si un mouvement pouvait surgir de ce débat pour concevoir autrement les fondamentaux de l'éducation scolaire, et trouver des moyens de les intégrer au vécu de l'école, comme à la formation des enseignants futurs, alors le douloureux échec de cette année-là - échec vécu sans doute dans d'autres lieux et dans d'autres circonstances- n'aura pas été tout à fait négatif.

Il faut réconcilier la poésie et la pédagogie ; il faut surtout aujourd'hui, réconcilier les deux avec nos Ministres !
Eveline Charmeux.